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Le Courrier L'essentiel, autrement

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L’amour à l’épreuve de l’horreur

«‘Eux’ contre ‘nous’. C’est là l’essence du fascisme: la hiérarchisation des existences. Une logique qui transforme l’autre en ennemi, en obstacle à éliminer. Et ce fascisme-là, il n’est pas loin. Que faire maintenant contre cette effroyable entreprise du mal qui s’étend?» Professeur certifié de lettres modernes et docteur en sociologie des religions, l’essayiste Hocine Kerzazi s’épanche sur «l’état consternant» du monde.
Réflexion

Devant l’état déplorable du monde, face à l’empire du mal qui s’y étend, comment nous réconcilier avec les valeurs humanistes et leur vocation évidente à défendre justice, équilibre et bonheur dans l’intérêt de toute notre famille humaine? Suffit-il de nous donner la main pour espérer que tout aille mieux? Est-ce bien réaliste alors que l’homme est un loup pour l’homme?

Dans cette quête du salut, dans ce que l’aventure humaine nous offre de splendeur et de tragique, il ne tient qu’à nous de trouver une perspective commune pour nous libérer de l’emprise du mal. Cette exigence de conscience est simple, elle est même la clé de notre avenir. Mais comment prétendre avancer vers cet idéal lorsque, chaque jour, des drames insoutenables viennent rappeler notre incapacité à répondre à cet appel? Car en ces temps sombres et incertains, il est des ombres qui hantent l’esprit. L’une d’elle jaillit des ténèbres du désespoir. Un petit enfant titubant, poussiéreux, le regard éperdu. Autour de lui, des gravats; sous ses pieds, les décombres d’un hôpital anéanti. Ses cris déchirants soulèvent le cœur, cherchant désespérément sa mère disparue, emportée par un déluge de bombes. Cette innocence meurtrie n’est pas une anecdote. C’est une énième vie brisée parmi les nôtres, entre des milliers déchirant le ciel, résonnant partout, chaque jour. C’est d’abord un membre de notre famille humaine, dont les pleurs résonnent comme un appel à notre commune humanité.

Comme ces cris de Hind, 6 ans, piégée sous les bombes israéliennes, avant que l’ambulance dépêchée ne soit elle-même pulvérisée. Comme ceux d’Anna, 8 ans, ensevelie sous le théâtre de Marioupol transformé par les forces armées russes en charnier. Comme ceux de Modou, 3 ans, assassiné par les impitoyables milices RSF dans les rues criblées de Khartoum. Comme ceux de Mila, 10 mois, tuée dans les bras de sa mère dans les attaques du Hamas. Mêmes chœurs célestes qui entonnent leur mélopée plaintive au milieu de la folie des hommes, des villes réduites en cendres et des corps déchiquetés. Ces horreurs m’étranglent autant qu’elles me condamnent. Car ce silence complice face au tragique, je l’ai partagé moi aussi, le visage terré dans la résignation. J’ai pourtant su brandir l’étendard de la solidarité, condamnant l’invasion russe en Ukraine, pleurant les civils du 7 octobre comme l’anéantissement barbare de Gaza. Mais combien de fois ma colère de l’instant s’est-elle dissipée aussi vite qu’elle était venue?

Les cris d’indignation ont évidemment leur vertu mais ils ne viennent jamais seuls à bout des bourreaux. La colère donne de la voix mais n’est qu’une ébullition émotionnelle passagère. Les posts enflammés sur les réseaux sociaux s’éteignent aussi vite qu’ils prennent vie. La colère soulage plus qu’elle ne transforme. Des pétitions sont signées entre deux clics sur Amazon. De Gaza à Marioupol, de Khartoum à Haïti, les récits de souffrance défilent pêle-mêle sous nos yeux comme autant d’illustrations de notre échec. Nous avons divorcé de nous-mêmes en acceptant que ces enfants meurent ainsi à quelques milliers de kilomètres, en laissant errer dans nos esprits le souvenir meurtri de Hind, d’Anna, de Modou et de Mila sans sourciller. Et pendant ce temps, dans l’ombre des puissants, persiste un discours de justification, pétri de mots vidés de leurs sens et d’étiquetage cynique.

Des actes barbares sont commis au nom de la «civilisation». Les droits d’un peuple sont niés au nom de la «démocratie». On tue pour la «paix», on affame pour sa «sécurité». Mais quelle «sécurité» espère-t-on trouver dans le massacre de familles, de femmes, d’enfants?! Quelle «paix» peut naître des cadavres fumants d’un kibboutz, d’un festival de musique, d’une école, d’un camp de réfugiés?! Le réel est ainsi perverti, instrumentalisé, manipulé, transformant les «crimes» en «vertus», les «bourreaux» en «victimes», même lorsque la réalité contraire, visible à tous, crève les yeux. Valider ces travers de raisonnements, c’est accepter qu’un jour, ce soit notre tour.

Et si demain, les bombes tombaient sur Paris, Lyon ou Marseille, combien de ceux qui aujourd’hui relativisent auraient le courage de dénoncer? Seraient-ils déjà enrôlés dans la machine du fascisme naissant, dans cette vision d’une humanité partagée en deux camps opposés, justifiant tous les fanatismes, toutes les ségrégations et toutes les violences? «Eux» contre «nous»? C’est là l’essence du fascisme: la hiérarchisation des existences. Une logique qui transforme l’autre en ennemi, en obstacle à éliminer. Et ce fascisme-là, il n’est pas loin. Il point déjà à l’horizon. Il grandit chaque jour, nourri par notre silence, par notre indifférence, par notre incapacité à voir dans l’enfant de Gaza notre propre reflet. Le reflet d’une humanité commune où chaque enfant qui meurt sous les bombes, chaque fois qu’une mère pleure son bébé, c’est un fragment de nous-mêmes que l’on perd.

Que faire maintenant contre cette effroyable entreprise du mal qui s’étend? Tout d’abord, il faut la remarquer, la dénoncer pour ce qu’elle est, et ne pas faire semblant de rien: un crime est un crime, une horreur est une horreur. Rendre témoignage à la vérité, c’est ainsi comprendre qu’il n’y aura jamais de paix sans justice, de justice sans vérité, de vérité sans amour, d’amour sans espérance. C’est sur ce chemin de salut, pétri du vrai amour, que l’on peut rompre l’engrenage du mal et vaincre la mort de l’âme. Par un amour véritable, ouvert à tous, non pas réservé à ses seuls semblables, non pas celui des bisounours entre autres parodies d’amour hypocrites offertes en pitance par Disneyland entre autres attrape-nigauds, mais dans un amour en vérité, libre et inconditionnel. Car même soumis à ceux qui nous maudissent, nous maltraitent et nous persécutent, en faisant œuvre de miséricorde, on ouvre une brèche d’espérance dans le regard de l’oppresseur. C’est ainsi que l’amour libère de la haine et de la peur, et rend possible un vrai changement de vie, par nos choix individuels, ici et maintenant. Et quand cet amour nous restera à la conscience jusqu’à cadencer notre marche, nous serons enfin humains.

Hocine Kerzazi est professeur certifié de lettres modernes, docteur en sociologie des religions, qualifié maître de conférences, essayiste (Islamo-diversion, L’Harmattan, Paris, 2021).