«Arrêter la haine est notre mission principale. Plus nous avons d’informations, plus nous savons à quoi nous avons affaire», affirme Nick Lowles, fondateur de l’organisation antiraciste et antifasciste britannique Hope not Hate1>Hope not Hate est à l’origine un projet de recherche né au sein du magazine britannique antifasciste Searchlight fondé en 1975, hopenothate.org.uk/about-us/our-story/. Son travail est au cœur du documentaire Undercover: Exposing the Far Right de la réalisatrice britannique Havana Marking, présenté lors de la 23e édition du Festival international du film sur les droits humains (FIFDH) qui s’est tenu du 7 au 16 mars à Genève. Ce documentaire avait d’ailleurs été retiré du BFI London Film Festival en octobre dernier pour des raisons de «sécurité».
Les émeutes raciales de l’été 2024 au Royaume-Uni et la prolifération des discours d’intolérance nous rappellent un phénomène inquiétant: l’influence grandissante des mouvements d’extrême droite, notamment via les réseaux sociaux. Cette problématique a été explorée lors du festival genevois à travers plusieurs œuvres documentaires et tables rondes analysant les mécanismes de cette progression. Hacking Hate de Simon Klose, primé en 2024 au festival du film de Tribeca, à New-York, complète ce panorama, en suivant la journaliste My Vingren infiltrant les cercles numériques de l’extrême droite suédoise.
L’ombre grandissante des réseaux fascistes
Le documentaire Undercover retrace dix mois d’immersion du journaliste britannique Harry Shukman, infiltré sous pseudonyme dans les milieux radicaux de l’extrême droite européenne. Le film nous plonge d’emblée dans l’un des plus grands rassemblements de l’extrême droite internationale, tenu à Tallinn, en Estonie, au printemps 2023. Le travail de Nick Lowles et son équipe de Hope not Hate, fondée en 2004, nécessite la mise en place de lieux d’observation et d’un matériel spécifique, de caméras miniatures, afin de capturer les échanges. Lors de la projection à Genève, Havana Marking évoque la complexité du tournage: «Le plus grand défi a été de suivre des protocoles de sécurité très stricts afin de passer inaperçu·es et de ne pas mettre les équipes en danger.» Elle regrette l’annulation de la projection au BFI de Londres et le manque de courage de certains médias; ce qui a nui à la promotion internationale du film, mais renforcé sa notoriété au Royaume-Uni du fait du scandale provoqué par son retrait.
Dans cette incursion, par caméra cachée interposée, nous assistons à un extrait de conférence de Mark Weber, ancien éditeur de la revue néonazie étasunienne National Vanguard, appelant à «débarrasser l’Amérique du Nord des Noirs». Au cours dudit congrès, Harry Shukman, sous le pseudo de «Chris», parvient à nouer des contacts avec les membres du parti ultranationaliste Britain First et à remonter au cours de l’enquête jusqu’aux groupes soutenant des thèses de raciologie en prétendant trouver les preuves de la supériorité raciale blanche. Ces formations, bien que diverses, adhèrent à un dénominateur commun: la conviction que la civilisation occidentale est menacée, suivant la théorie du «grand remplacement».
Ces mouvements se propagent également de façon plus discrète sur les plateformes numériques et la blogosphère, où prolifèrent des discours de déshumanisation à huis clos. Dans ces espaces protégés, leurs partisans recourent aux codes et usages de l’ultra-violence. L’enquête met en lumière le rôle particulier de Tommy Robinson, ancien leader de l’English Defense League – groupe islamophobe d’extrême droite instigateur des émeutes racistes de l’été 2024 – et l’un des influenceurs les plus suivis de Grande-Bretagne pour son activisme xénophobe. Il est parvenu à monétiser son image grâce au web en tant qu’instrument de recrutement et de levée de fonds. Intervenant depuis Londres en visioconférence, Nick Lowles, militant antifasciste depuis trois décennies, analyse: «Ce sont des leaders comme lui qui se sont rendus maîtres de véritables armées de jeunes hommes, formant des guérillas urbaines impliquées dans les actions criminelles contre les étrangers, les immigrants et les minorités.»
Tommy Robinson, qui se présente comme «victime», a reçu le soutien d’Elon Musk et de ses plateformes numériques.2>Ndlr: Robinson a écopé de 18 mois de prison ferme en octobre 2024 pour avoir violé une décision de justice lui interdisant de répéter des propos diffamatoires envers un réfugié syrien; Musk réclame sa libération. Les tweets de Robinson sur X génèrent des dizaines de millions de vues. Les connexions entre les deux rives de l’Atlantique sont déterminantes, selon Nick Lowles, qui souligne: «Les idées qui étaient autrefois considérées comme extrêmes – ‘hardline nazi ideas’ – ont été banalisées et sont devenues courantes. Un processus facilité par l’afflux d’argent américain provenant des milieux proches du vice-président J.D. Vance.»
Le documentaire, tout en exposant une liste d’actions violentes sur le territoire britannique, révèle les différentes strates reliant les partis de la droite nationaliste aux milices armées de «foot soldiers». Paul Golding, dirigeant de la Britain First, capté par les caméras dissimulées, déclare en réunion privée face à «Chris»: «Je veux que ce pays sombre dans un cauchemar absolu. Parce que c’est le seul moment qui fera bouger les gens de leur canapé.»
L’ère de la radicalisation numérique
L’idée de suivre une journaliste femme de la trempe de My Vingren3>My Vingren a été récompensée du Prix Europa, Best European Radio Investigation of the Year, en 2017 pour «The Bombings, The Security Service and the Nazis», Swedish Radio (source: IRE.org) est au cœur du grand projet documentaire débuté en 2016 par le réalisateur Simon Klose. Dans Hacking Hate, l’enquêtrice suédoise crée les profils et les comptes d’une famille d’extrême droite fictive afin d’infiltrer les forums numériques extrémistes. Pour y parvenir, elle élabore un environnement social autour de ses personnages qui leur confère leur crédibilité, clé du succès de l’opération. La journaliste respecte par ailleurs un code éthique strict en refusant de participer à la diffusion directe de contenus haineux.
A propos de sa démarche, Simon Klose explique: «Je voyais l’Internet des débuts comme un bâtisseur de communautés, un instrument conçu comme un outil créatif pour renverser les dictateurs, notamment lors des Printemps arabes. Et puis, j’ai observé de quelle façon s’est développé un parallèle liant les plateformes numériques et la montée de l’extrême droite, particulièrement en Suède. J’ai voulu explorer et comprendre la relation qui liait ces deux phénomènes.»
Les groupes d’idéologie radicale du web auxquels accède My Vingren diffusent des propos racistes, antisémites et sexistes, enveloppés de conseils sur la confiance, la fierté et l’expression d’une virilité prétendument menacée. A force d’opiniâtreté, la journaliste finit par être invitée au sein de la «Fédération nordique» via la messagerie Telegram. Ce groupe singulier, sans structure hiérarchique établie ni meneur attitré, recrute des membres pour ses opérations d’influence cybernétique contre les partis politiques progressistes scandinaves.
La force de ces deux documentaires réside dans une réflexion qui dépasse les simples enquêtes sur les mouvements extrémistes pour questionner les réseaux sociaux et les plateformes de diffusion comme YouTube. Ces dernières tirent un important revenu publicitaire de ces contenus haineux et alimentent la désinformation. Les influenceurs néonazis qui affichent ouvertement leurs références à Hitler et aux symboles des fascismes historiques exploitent l’espace des relations para-sociales, en adoptant le mode d’une «conversation amicale» facilitant la diffusion de leur idéologie haineuse.
Cette problématique de modération est au cœur du film de Simon Klose, à travers le témoignage d’Anika Collier Navaroli, lanceuse d’alerte. Elle dénonce l’absence de volonté régulatrice des géants du numérique étasuniens, opposés à l’instauration de «garde-fous» contre les incitations à la violence. Cette juriste spécialiste de la liberté d’expression évoque une évolution dangereuse depuis la dernière présidence de Donald Trump (2017-2020) et anticipe un «futur effrayant» pour les réseaux sociaux.
Deux documentaires donc, et des discussions riches au FIFDH, à propos d’un phénomène qui inquiète et préoccupe de plus en plus les membres de la société civile et dont le public semble pourtant peu conscient. L’avènement des plateformes numériques sur cette dernière décennie a rendu le mode opératoire de ces organisations quasi invisible, en leur permettant d’accroître leurs sources de financement et de recrutement sur Internet, tout en capitalisant sur la détresse sociale. Simon Klose met en garde: «Les entreprises technologiques ont créé cette situation et donné aux autocrates leur pouvoir d’influencer les citoyens.» Et le réalisateur de préciser: «Nous devons trouver un moyen de rendre les grandes entreprises de la tech responsables et l’Europe doit prendre une part active à ce processus.»
En dépit de l’adoption du règlement européen sur les services numériques (Digital Service Act, DSA) en 2024 qui marque un pas dans la volonté d’agir des Etats européens, tout semble en suspens depuis le sommet sur l’IA de Paris en février dernier, lorsque J.D. Vance a enjoint les Européens à s’abstenir de légiférer. En Suisse, la Commission fédérale des médias (Cofem) a été saisie, sans garantie de mesures de contrôle concrètes à venir4>B. Schwyn, «Démocratie menacée», Le Courrier, 15 janvier 2025..
L’enjeu, pour les journalistes d’investigation et les membres de Hope not Hate en particulier, consiste à poursuivre la mission qu’ils se sont fixée, à savoir utiliser la recherche et l’intelligence de l’information pour faire barrage à la désinformation. Nick Lowles adresse un appel depuis Londres au public du FIFDH: «Nous faisons face à l’une des périodes les plus difficiles de notre histoire. Nous n’avons pu éclairer et lever le voile que sur une petite partie de ce phénomène. La démocratie libérale est menacée par le pays le plus puissant de la planète. Nous ne pouvons pas seulement être contre ces idées extrêmes, nous devons définir et formuler un objectif positif, ce pourquoi nous nous battons: préserver les valeurs de la démocratie.»
Pour Simon Klose, il s’agit de s’engager résolument derrière trois impératifs essentiels au nom de celles et ceux qui risquent leur vie et mettent en danger leur sécurité: «Défendre, financer et protéger les journalistes, les lanceurs d’alerte, plus que jamais indispensables à la préservation d’un équilibre démocratique en péril.»
Notes