Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

«La Suisse doit dénoncer le génocide»

Francesca Albanese, rapporteuse des Nations unies sur la situation des droits humains en Palestine, tance le silence helvétique face à Gaza – et dénonce les attaques contre l’UNRWA. Interview.
Rassemblement en solidarité avec la Palestine devant le Palais fédéral, à Berne, le 28 octobre 2023. KEYSTONE
Gaza

Elle fait partie des voix les plus fortes qui dénoncent, depuis son déclenchement, l’assaut meurtrier mené par l’armée israélienne à Gaza. Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 2022, Francesca Albanese a produit et défendu, malgré une pluie de menaces et de critiques, deux rapports de référence détaillant de manière clinique le génocide en cours contre la population palestinienne1>L’effacement colonial par le génocide, 1er octobre 2024. Anatomie d’un génocide, 25 mars 2023.. La juriste et chercheuse universitaire, qui participera le 8 mars à un débat avec le chirurgien palestinien Ghassan Abu Sittah dans le cadre du Festival international de film sur les droits humains (FIFDH) à Genève2>Voix croisées: Francesca Albanese et Dr. Ghassan Abu Sittah. Le 8 mars à 19h30 à l’Espace Pitoëff, Grande Salle, a répondu aux questions du Courrier. Elle évoque les enjeux du vote sur l’UNRWA qui aura lieu le 18 mars au Conseil des Etats, le rôle de la Suisse face à Gaza – et les pistes pour continuer à résister.

En Suisse, le Conseil des Etats votera sur la suppression du financement helvétique à l’UNRWA. Que pensez-vous de cette remise en cause au moment où la bande de Gaza connaît une crise humanitaire sans précédent?

Francesca Albanese: Le débat sur le financement de l’UNRWA ne se résume pas à une question d’argent ou d’aide humanitaire – bien que cette dernière soit vitale pour la population palestinienne. Il s’agit d’abord d’un problème politique. L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugié·es de Palestine dans le Proche-Orient a été créé en 1949, en tant qu’organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations unies. En 1949, les Etats membres de l’ONU ont en effet décidé de délaisser la Commission de conciliation des Nations unies pour la Palestine3>La Commission de Conciliation des Nations unies pour la Palestine a été créée en 1948 pour trouver une solution politique après la fin de la guerre israélo-arabe, et organiser le retour des plus de 700’000 Palestinien·nes expulsé·es de leurs terres, comme le prévoit la résolution 194 des Nations unies. Elle a été mise en sommeil à partir de 1966., chargée d’appliquer la résolution 194 sur le droit au retour des Palestinien·nes. En parallèle, ils ont privilégié l’action de l’UNRWA, qui se concentre sur l’aide humanitaire plutôt que sur la recherche d’une solution politique.

«Le débat sur l’UNRWA doit être posé dans le cadre de l’ONU» Francesca Albanese

Si la Suisse veut démanteler l’UNRWA, elle ne peut donc pas le faire en réalisant un chantage financier. Elle doit s’activer dans le cadre onusien pour résoudre la question qui est à la base de la création de cette agence: celle du droit au retour des Palestinien·nes expulsé·es lors de la Nakba [catastrophe, en arabe] de 1948. Il faut ajouter que menacer l’UNRWA après quinze mois de génocide à Gaza est le signe d’un immense manque d’humanité.

Selon certains juristes, la suppression du financement de l’UNRWA pourrait constituer une violation de la Convention internationale sur le génocide. Qu’en pensez-vous?

Ce débat dépasse la question de l’UNRWA. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide impose en effet trois obligations aux Etats: ils doivent prévenir, stopper et punir le crime de génocide. Prévenir, cela signifie que les pays utilisent tout le pouvoir dont ils disposent pour empêcher la continuation d’actes génocidaires. Or la Suisse dispose d’une grande influence au sein de la communauté internationale. Pourtant, comme la plupart des autres Etats occidentaux, la Confédération helvétique a complètement ignoré le drame du peuple palestinien, pour des motifs politiques. Ce faisant, elle n’a pas respecté son obligation de prévenir un génocide. Elle a en parallèle trahi sa tradition de proximité avec les réfugiés, tout en contribuant à démanteler le multilatéralisme et le droit international.

Que devrait faire un Etat comme la Suisse face à Gaza?

Lorsque la Cour internationale de justice a reconnu la plausibilité du risque de génocide, la Confédération aurait dû, comme tous les membres de la communauté internationale, réagir en dénonçant le génocide en cours. Dans la foulée, elle aurait dû exercer des pressions, aux niveaux politique, juridique et économique, pour que l’Etat d’Israël mette un terme à ce  massacre. Rien de tout cela n’a été fait. Pire: aujourd’hui, la Suisse menace même de couper les vivres à l’UNRWA. Cette attitude est d’autant plus scandaleuse au vu des caractéristiques particulières du nettoyage ethnique en cours à Gaza.

Quelle est cette spécificité?

Ce génocide est différent, sous deux aspects, de ceux qui ont eu lieu au Rwanda ou en Bosnie dans les années 1990. D’une part, alors que ces pays étaient alors soumis à d’importants troubles politiques internes, l’Etat hébreu se dit démocratique et organisé selon le droit. De plus, Israël a toujours disposé de l’appui financier, économique et militaire de l’Occident – malgré le fait qu’il viole le droit international depuis cinquante-sept ans en occupant les territoires palestiniens. Or ce soutien se maintient depuis qu’il commet des actes de génocide. Aucun Etat, Suisse comprise, n’a pris de mesures politiques ou judiciaires visant à sanctionner le gouvernement israélien. Cette passivité fait tristement écho à celle des Etats européens face au génocide des juifs, des Roms et des Sinti qui a eu lieu sur leur propre continent.

Qu’est-ce qui vous amène à faire ce parallèle?

Tous les pays européens, y compris la Suisse, ont participé d’une certaine manière à l’Holocauste, en envoyant des citoyen·nes juif·ves à la mort. Or quatre-vingts ans plus tard, nous en sommes au même stade: les Etats européens n’interviennent pas face au génocide en cours, car ils ne considèrent pas les personnes victimes comme des êtres humains méritant d’être défendu·es. C’était le cas des juif·ves à l’époque, c’est celui des Palestinien·nes aujourd’hui.

Comment expliquer cette absence d’empathie?

Je pense que les Palestinien·nes sont victimes de la barrière raciale héritée de l’histoire coloniale. Ce racisme latent empêche les habitant·es de l’Occident de voir les ressortissant·es du Sud global comme des êtres humains de même valeur.

«Pour gagner, nous devons nous fédérer»

Le cessez-le-feu en vigueur depuis le 19 janvier vous donne-t-il l’espoir d’améliorations durables à Gaza?

Francesca Albanese: Oui, j’ai de l’espoir. Mais avoir de l’espoir cela ne signifie pas attendre passivement que les choses changent. Ma véritable espérance est que mes frères et sœurs humain·nes réagissent face au risque auquel nous faisons face aujourd’hui. La majorité des Etats et de la population mondiale n’a en effet rien à gagner de l’alliance dangereuse nouée entre Israël et la principale puissance mondiale, désormais aux mains d’une clique absurde, grotesque et inhumaine.

Heureusement, le système de domination qui a abouti au génocide de Gaza est remis en cause de tous côtés: par les étudiant·es qui refusent de baisser la tête face aux directions universitaires dont elles contestent la collaboration avec Israël; par les manifestant·es solidaires avec la Palestine; par les journalistes qui ont décidé d’informer plutôt que d’effacer les faits.

Face à ces résistances, le système réagit de manière agressive. Voyez le comportement de l’administration Trump. Chaque jour, ses membres multiplient les gestes et les annonces les plus absurdes, dans le but de nous choquer et nous paralyser. Dans ce contexte, nous devons garder les pieds sur terre et nous concentrer sur l’essentiel: ce que nous pouvons faire concrètement.

Que faire pour que ces résistances, jusqu’ici insuffisantes, gagnent en efficacité ?

Gaza est le symptôme d’une évolution dangereuse, dont les enjeux dépassent les frontières de la Palestine. Il est en effet temps de comprendre que nous ne vivons plus dans le même monde qu’il y a vingt ans, surtout en Europe. Une remise en cause des droits et libertés fondamentaux est à l’œuvre dans le monde entier. Dans ce sens, ce génocide doit être un appel au réveil. Un appel à défendre partout les droits humains et le système international qui tente de les garantir.

Nous ne gagnerons pas cette lutte sans nous fédérer. Aujourd’hui, nous avons besoin de construire un mouvement global qui exprime sa solidarité avec la Palestine, tout en résistant contre tous les abus dont le système nous menace. PROPOS RECUEILLIS PAR GZN

Notes[+]