Accoler «sentiment» au concept de «submersion migratoire» relève d’une stratégie de communication millimétrée qui place le débat au-delà des réalités statistiques sur l’immigration. Qui peut nier les ressentis subjectifs des citoyens et des citoyennes, aussi biaisés soient-ils? Des données d’enquêtes internationales qui interrogent les Français sur la politique migratoire de leur pays montrent pourtant que le «sentiment de submersion migratoire» n’existe pas.
Le 27 janvier dernier sur LCI, les déclarations du premier ministre François Bayrou font des émules lorsqu’il évoque l’idée qu’il existe en France un «sentiment de submersion» migratoire. Difficile de croire que les mots n’ont pas été méticuleusement choisis. En réaction, le Parti socialiste annule une réunion avec le gouvernement sur le budget et, dix jours plus tard, le chef du gouvernement se prononce pour un débat plus large sur «qu’est-ce qu’être français».
Une idée largement démentie
Dans une tribune parue dans Le Monde, le sociologue Emmanuel Didier souligne qu’en désavouant l’Insee, dont les statistiques contreviennent à l’idée de submersion, le chef du gouvernement participe à la fragilisation de son administration et de l’Institut national de statistiques, dont la réputation n’est pourtant plus à faire. Dans cette lignée, l’historien et sociologue Hervé Le Bras a consacré en 2022 un ouvrage complet1>Hervé Le Bras, Il n’y a pas de grand remplacement, essai, Grasset, 2022. sur l’idée tout aussi fausse qu’il existerait un «grand remplacement».


Le professeur au Collège de France François Héran rappelait quant à lui que «la France n’était pas le pays le plus attractif d’Europe, bien au contraire» 2>François Héran, Immigration: le grand déni, Seuil, 2023. et qu’il faudrait plutôt s’en inquiéter.
Mais les mots du chef du gouvernement sont choisis. Il parle de «sentiment». Peu importe la réalité, même si on sait que, partout dans le monde, les citoyen·nes surestiment systématiquement la part d’étranger·ères dans leur société, comme le démontre très bien un article, au sérieux indiscutable, publié par la française Stefanie Stantcheva, professeure à Harvard.
Peut-on aller contre le sentiment des Français·es, aussi biaisé soit-il? Cela paraît difficile tant le peuple devrait être souverain en démocratie. Mais avant de penser la mise en pratique de cet aspect théorique du modèle politique hexagonal, encore faut-il que ce «sentiment» ait une quelconque matérialité. En employant le terme «sentiment», le chef du gouvernement s’appuie sur une appréciation subjective de la réalité qui lui permet de placer le débat au-delà des données collectées par l’Insee et du même coup créer l’embarras. Qui dispose de la légitimité pour nier le «ressenti» de nos citoyen·nes, fondé sur la perception de leur environnement au quotidien? A priori personne.
On peut en revanche s’attacher à documenter si ce sentiment existe réellement en France. Certes, les Français·es surestiment le nombre d’étranger·ères dans leur pays, mais ont-ils pour autant le sentiment d’être submergé·es? Peut-être y voient-ils une richesse culturelle, un atout pour notre pays, ou sont-ils tout simplement indifférents?
Si les données les plus récentes de l’Insee ne permettent pas de répondre à cette question, il va de soi que les données collectées par un parti politique, les micro-trottoirs réalisés pour illustrer tel ou tel documentaire, ou les rapports élaborés par les associations ne constituent en rien des preuves exploitables à verser au débat. Il faut pour cela des données d’enquête collectées via un protocole statistique clair et éprouvé, fondé sur les techniques de sondage que seules quelques organisations sont en mesure de mettre en œuvre. Il faut une photographie représentative des sentiments des Français·es.
Repartir des données
L’Enquête sociale européenne (ESS), dispositif transnational bisannuel, menée par des universitaires dans toute l’Europe, a récemment fait paraître les résultats de sa onzième campagne réalisée en 2023-2024 dans 31 pays. Trois questions invitent les enquêté·es à se prononcer sur la mesure dans laquelle la France devrait autoriser des étranger·ères à venir vivre en France. Les données sont disponibles en ligne et téléchargeables sans prérequis11.
La première question concerne le fait d’autoriser les personnes du même groupe ethnique que la plupart des habitant·es de la France. La seconde question concerne les personnes de groupes ethniques différents. La troisième porte sur les personnes venues de pays pauvres hors Union européenne. Les répondants ont le choix des réponses entre «beaucoup», «un certain nombre», «peu» ou «aucun».
Un sentiment de submersion de la part des Français·es se traduirait par une majorité de répondant·es en faveur d’une opposition catégorique à l’accueil d’étranger·es dans notre pays ou, a minima, par une majorité de répondant·es s’exprimant en faveur de «peu» ou «aucun». Or les chiffres de l’enquête ne confirment absolument pas cette réalité. Sur ces trois questions, le pourcentage de Français·es catégoriquement opposé·es à l’accueil d’étranger·ères oscille entre 3,5% et 8,2% tandis que celles et ceux qui y sont très largement favorables s’établit entre 17,4% et 23,3%. On est loin d’une opposition totale, comme le montre le graphique 1 où chaque symbole (rond, carré, triangle, pentagone) représente une des quatre modalités de réponse pour chacune des questions.
Entre ces deux cas polaires, ils et elles sont entre 51,6% et 60% (triangles) à se dire favorables à l’accueil d’un certain nombre d’étranger·ères (traduction de l’anglais «some», quantité indéfinie) et entre 13,2 % et 22,9% (carrés) en faveur de «peu». Et lorsqu’on groupe les modalités par paires («beaucoup» et «quelques-uns» vs «peu» et «aucun»), on obtient un pourcentage de répondant·es vraiment favorables supérieur à 69% dans les trois cas.
Au moment de l’enquête, les citoyen·nes français·es semblent donc bien loin de percevoir une «submersion migratoire». Mais peut-être que cette «photographie» statique cache tout de même une tendance de fond qui se dégrade?
L’avis des Français·es sur l’accueil des étranger·ères s’est dépolarisé en quatre ans. La puissance de l’ESS repose notamment sur sa bisannualité. Il est donc possible de comparer l’évolution de l’avis des Français·es entre deux campagnes. Le graphique 2 résume ces évolutions. Le symbole rond («aucun»), qui capture l’évolution des opposant·es strict·es à l’immigration entre les deux périodes, enregistre les évolutions les plus marquées, toutes à la baisse, entre 6 et 17% selon les catégories. Le symbole pentagonal, qui, lui, capture l’évolution des partisan·es d’une immigration large, enregistre également une baisse, mais plus contenue, comprise entre 6 et 10%.
Entre les deux, la part des Français·es qui expriment une opinion en faveur d’«un certain nombre de migrant·es» (triangle) stagne pour les étranger·ères venu·es de pays pauvres hors de l’UE et progresse pour les deux questions qui contiennent une référence à l’ethnie dominante en France. Les partisan·es du «peu» (carré) progressent également de plus de 10% pour les migrant·es issu·es de pays pauvres hors UE, mais sont en quasi-stagnation ou régressent pour les deux autres questions.
Cette tendance à la dépolarisation des Français·es ne révèle en aucun cas un «sentiment de submersion migratoire». Le constat d’un tel écart entre les éléments de langage du chef du gouvernement et des réalités établies par la recherche ou des données accessibles à tous appelle à la mise en œuvre de propositions plus sérieuses dans le débat public.Aujourd’hui, sur l’immigration, plus que sur tout autre sujet, l’Etat doit être garant de l’utilisation d’une information fiable pour mener à bien sa mission de gardien de la cohésion sociale.
Notes