En 2019, Elena Ferrante publiait les Chroniques du hasard, fruit de sa collaboration avec le Guardian. Pas d’angle journalistique, pas de textes dictés par les tribulations politiques ou les crises internationales, mais des écrits qui tout en ayant notre monde pour décor évoquent tour à tour, au gré des réflexions ou pensées fortuites de l’autrice, ce qui fait notre humanité. J’avais dévoré ces chroniques, y trouvant de la profondeur en dépit de leur format ramassé. J’ai soumis au Courrier l’idée d’une collaboration du même genre. Cette chronique est le résultat du premier sujet proposé: les bonnes intentions. Elle inaugure une série où chaque thème arrêté par la rédaction sera comme un marchepied vers mon imaginaire.
F in novembre, j’assistais à une performance de Pablito alias L’Indomptable. Dans son texte consacré au rappeur iranien dissident Toomaj Salehi, le slameur lausannois opposait les bonnes intentions au courage. Une mise en relation qui m’a paru pertinente. Et déclinable dans de nombreux domaines. Prenons le climat politique: un·e candidat·e ou président·e qui prône une couverture de santé étendue, un contrôle accru des armes à feu, l’accès à l’avortement, une politique étrangère en accord avec les engagements internationaux de son pays – climat en tête –, le tout porté par une posture antiraciste et de tolérance à toutes les altérités, vaut mieux qu’un·e candidat·e ou président·e qui souffle des vents contraires. Ici les intentions nourrissent l’espoir, la tolérance, des mouvements d’émancipation et des relations internationales vertueuses. Là elles désinhibent des comportements réactionnaires – racistes, misogynes ou queerphobes – tout en fragilisant la marche du monde. Si les bonnes intentions sont nécessaires et souvent fécondes, elles ne sont pas suffisantes sans les actes qui permettent de les concrétiser. L’Histoire retiendra du premier président noir des Etats-Unis qu’en dépit de son obamacare, il aura manqué de courage politique pour fermer Guantánamo, faire reculer de manière décisive le racisme, la discrimination et la peine de mort – qu’il défendait en certaines circonstances.
Autre bémol de taille: les bonnes intentions se révèlent contre-productives, voire carrément nocives, lorsqu’elles empiètent sur le libre choix d’autrui. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit l’adage. Effectivement. Combien de pensées ou d’idéologies en -isme, porteuses de contrôle, de domination ou de pouvoir abusif, en découlent? Le paternalisme par exemple. Dans l’intention affichée d’agir pour le bien d’autrui, il exerce sur l’autre autorité, influence et condescendance, enfermant sa cible dans une forme de soumission. Combien de fois nous autres femmes ne nous sommes-nous pas laissées piéger par ses atours protecteurs? Ou encore le colonialisme. Sous couvert de mission civilisatrice, les Etats occidentaux ont justifié l’entreprise coloniale et la domination qui s’en est suivie. La volonté de propager les lumières de la raison nourrissait un savoir et une représentation des relations à l’autre propices à l’emprise occidentale. Et pour en terminer avec les -ismes, si le nationalisme a favorisé l’émancipation des sujets de nos défunts royaumes et empires en leur accordant les droits assortis à la citoyenneté, il s’est mué en idéologie raciste et expansionniste avec la volonté de défendre l’intérêt d’une nation.
De manière semblable, les bonnes intentions peuvent nourrir des relations humaines harmonieuses, ou au contraire leur nuire. Cultiver envers nos proches une posture bienveillante – celle qui reconnaît ce que l’autre vit sans vouloir à tout prix le pousser à agir pour son bien – participe d’un vivre ensemble serein. Au contraire, toute bonne intention qui impose une aide ou un sauvetage distord le lien de manière délétère. Qui d’entre nous ne s’y est pas laissé·e prendre? Tel parent, persuadé d’agir pour le bien de son enfant, le poussant à l’étude sans s’interroger sur sa personnalité, ses rythmes et ses besoins propres, sans le considérer au fond. Tel amoureux ou telle amoureuse, exigeant de l’autre qu’il ou elle ajuste sa manière d’être au nom d’une morale, d’un comportement à atteindre, l’asservissant dans la projection d’un être idéal fantasmé. Une intention réellement bonne ne consisterait donc pas à vouloir le bien d’autrui, mais à adopter plutôt une posture d’accueil délestée de jugement. Lorsque nous sommes conscient·es de ce que notre prochain vit et que nous l’écoutons, sans lui imposer de solution, alors nous créons un climat qui lui permet de se déployer!
Alors que faire de nos bonnes intentions? Les manier avec doigté!