«La décroissance peut être prospère», affirmait l’édition du 17 janvier du Courrier, à condition de résulter de changements sociaux radicaux et d’une sortie du capitalisme, indissociable selon les chercheur·euses cité·es de la croissance et de la destruction écologique.
Si on peut affirmer avec certitude que le capitalisme tel qu’il est nous mène au désastre écologique et qu’une réduction drastique de la consommation d’énergie et des pollutions est compatible avec une vie digne pour le genre humain (voir articles cités), l’affirmation selon laquelle un capitalisme sans croissance est impossible mérite d’être discutée.
Si «un PIB en augmentation est considéré comme du bon sens, un état de fait naturel, inévitable, intemporel et universel1>Timothée Parrique, Ralentir ou périr: l’économie de la décroissance, Seuil, 2022, p. 48.», il n’en a pas toujours été ainsi, y compris parmi les économistes: les penseurs dits classiques du XIXe siècle considéraient que l’économie atteindrait un jour un état stationnaire. John Stuart Mill y voyait un état de fait souhaitable, n’étant pas convaincu que «l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel2>John Stuart Mill, «De l’état stationnaire», 1848.». Keynes, pourtant loin d’être un socialiste, anticipait avec espoir le jour où la croissance ne serait plus à l’ordre du jour et l’amour de l’argent serait reconnu comme «un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques3>John Maynard Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants, 1930 (JDH éditions, 2022).».
Le capitalisme a donc un jour paru, y compris à certains de ses défenseurs, compatible avec la fin de la croissance. Ce n’est qu’avec le progrès technique des Trente Glorieuses, la compétition entre blocs de la guerre froide et la professionnalisation de la discipline économique autour d’une certaine version du keynésianisme que la croissance perpétuelle s’est imposée comme une évidence.
Cette question du lien entre capitalisme et croissance est aujourd’hui discutée aux marges de l’économie dans le cadre d’un débat sur les impératifs de croissance: il s’agit de déterminer si des éléments du système actuel la rendent nécessaire4>Louison Cahen-Fourot, «Looking for growth imperatives under capitalism: money, wage labour, and market exchange», 2022.. Je me focaliserai ici – faute de place – sur un aspect de cette question: le rôle de la compétition et du marché du travail.
Dans nos économies capitalistes, si le progrès technologique permet des gains de productivité, il faut en effet que l’économie croisse pour que l’emploi se maintienne: une production constante avec des travailleur·euses plus productif·ves mènerait à une augmentation sans fin du chômage. A ce problème, cependant, il y a une solution politique qui crève les yeux: si le temps de travail est réduit proportionnellement aux gains de productivité, on évite le chômage de masse et les gains de productivité sont récompensés, comme dans l’idéal de Keynes, par une augmentation du temps libre.
Cette solution pose toutefois deux problèmes. Il y a d’abord la question épineuse de la redistribution nécessaire à rendre acceptable politiquement et moralement que les revenus n’augmentent plus, voire qu’ils baissent. Il y a ensuite la question des entreprises: pour l’économiste Louison Cahen-Fourot, l’impératif de croissance fondamental du système vient de la compétition entre entreprises, qui cherchent à croître pour assurer leur survie5>Ibid..
Cela signifie-t-il que le marché ne va pas de lui-même tendre vers la décroissance? Sans aucun doute. Mais est-ce à dire qu’un secteur privé régi par le profit ne peut pas fonctionner dans le cadre d’une économie stationnaire? C’est ce qu’affirme Cahen-Fourot, invoquant l’instabilité politique et sociale que provoquerait nécessairement une croissance nulle dans un contexte où se maintiendrait un secteur capitaliste. L’essor mondial de l’extrême droite semble lui donner raison, mais le péril brun ne pourrait-il pas être conjuré – croissance ou pas – par plus de redistribution, de services et d’investissement publics, soit des mesures laissant en place le capitalisme? Il faut l’espérer, car si c’est tout ou rien – socialisme ou barbarie – on est certainement plus près de la barbarie.
Notes