Les Suisses et les Suissesses se prononceront le 9 février sur une initiative «pour la responsabilité environnementale». Pendant ce temps, une large coalition d’ONG récolte des signatures pour une initiative «pour des grandes entreprises responsables», un peu plus de quatre ans après l’échec de la première initiative dite des «multinationales responsables». Celle-ci avait reçu le soutien d’une courte majorité des votant·es et de presque tous les cantons romands, mais avait été rejetée par la majorité des cantons. Ces deux projets remettent donc la notion de responsabilité sur le devant de la scène politique, pour tenter d’en imposer une compréhension élargie.
En effet, contre une lecture restrictive de la responsabilité qui se limite à l’ici et au maintenant, ces projets proposent deux extensions. La première est spatiale: les actions des multinationales opérant depuis la Suisse ont des conséquences qui dépassent les frontières. Leur responsabilité ne peut donc s’y arrêter. Si ces entreprises violent des droits humains sur un autre continent, elles devraient en répondre devant un tribunal suisse. La deuxième extension, proposée cette fois par l’initiative pour la responsabilité environnementale, est temporelle. Notre responsabilité ne se limite pas à une obligation de réparer les dommages commis et de compenser les contemporain·es que nous aurions lésés. Elle implique aussi d’agir de telle sorte que nos actions d’aujourd’hui ne lèsent pas les générations futures. Notre responsabilité collective devrait s’étendre à celles et ceux qui ne sont pas encore né·es.
Par le passé, expliquait le philosophe Hans Jonas en 19791>Jonas, H. (2008). Le principe responsabilité. Flammarion., les limites du savoir et du pouvoir rendaient impossible d’intégrer un avenir lointain dans nos prévisions, et encore moins de prendre en compte l’impact de nos actions sur l’ensemble de la planète. Plutôt que de tenter en vain d’anticiper des conséquences lointaines, dans un futur imprévisible, l’éthique se focalisait sur la valeur morale de l’action dans l’instant, avec pour impératif de respecter celles et ceux avec qui nous partageons notre existence.
En revanche, poursuivait-il, plus possible à notre époque de se dédouaner en plaidant l’ignorance. On connait mieux les effets de nos modes de vie, on sait que nos actions ont des conséquences au-delà de notre environnement proche et au-delà de notre horizon temporel. Sans pouvoir prédire l’avenir, on sait qu’un effondrement écologique est possible. Cette simple probabilité devrait nous obliger à tout mettre en œuvre pour l’éviter. En effet, nous sommes désormais responsables de faire en sorte qu’une vie humaine digne reste possible sur Terre.
Pourtant, pour les opposant·es, ces initiatives populaires sont «irresponsables». Ces extensions de la responsabilité menaceraient notre capacité à assumer ce qui devrait être notre responsabilité première: assurer la prospérité de notre économie, source de notre bien-être. Seule cette prospérité nous permettrait d’assurer l’avenir de la planète ainsi que d’améliorer le sort des pays lointains dans lesquelles les entreprises suisses investissent.
La question de la responsabilité se dédouble. D’une part, elle repose sur l’analyse des chaînes de cause à effet: la croissance économique infinie compromet-elle les intérêts des générations futures et des populations situées à l’autre bout des chaines de valeur, ou constitue-t-elle le levier nécessaire pour mieux préserver la planète et améliorer les conditions de vie des populations défavorisées? D’autre part, ce débat interroge nos conceptions de la justice. Discuter de responsabilité revient à se demander: qui doit quoi à qui? Plus concrètement: à quelles concessions est-il juste de consentir ici et maintenant pour le bien d’autres, ailleurs et dans le futur?
Ces réflexions éclairent pourquoi la responsabilité des un·es peut être perçue comme une irresponsabilité par d’autres. Hans Jonas soulignait la difficulté de renoncer à un avantage immédiat et certain au profit d’un bénéfice incertain et différé. Si l’initiative sur la responsabilité environnementale a, selon les sondages, peu de chances d’être adoptée, celle sur les multinationales pourrait, cette fois, franchir le cap. Cela marquerait une reconnaissance de ce principe fondamental: l’expansion de notre pouvoir causal, à travers le temps et l’espace, exige une extension parallèle de notre responsabilité collective.
Notes