Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

À Vernier, le cannabis légal a un an

Ouverte en décembre 2023 dans la commune genevoise de Vernier, la Cannabinothèque compte un millier de clients réguliers. Cette expérience pilote de vente contrôlée de cannabis récréatif s’inscrit dans un projet de refonte de la loi fédérale sur les stupéfiants et est suivie par des scientifiques de l’Université de Genève. Visite guidée de la boutique par Campus.
La Cannabinothèque de Vernier se fournit chez des producteurs locaux. KEYSTONE
Suisse

Elle ressemble à un commerce comme un autre. C’est en tout cas son objectif. Petite boutique accueillante, propre et lumineuse, la Cannabinothèque de Vernier a ouvert ses portes il y a un peu plus d’une année. Elle se niche entre un salon de coiffure et un bureau de poste dont elle a hérité des locaux ainsi que des barreaux protégeant sa vitrine. Petite différence avec ses voisins, ici, il faut sonner pour entrer.

Précaution évidente eu égard à la nature des produits mis en vente, à savoir, comme son nom l’indique, du cannabis sous toutes ses formes: feuilles et fleurs séchées, pollen, résine et huile. Des échantillons sont présentés sur le comptoir, mentionnant pour chacun le taux de THC (Δ-9-tétrahydrocannabinol) et de CBD (cannabidiol), les deux principes actifs du chanvre.

Pas question toutefois de pousser à la consommation ni de faire du profit. Ici, on parle autant de qualité et d’effets psychotropes que d’addiction et de prévention des risques. Gérée par l’association ChanGE, la Cannabinothèque fait en effet partie d’un projet pilote visant à tester la vente régulée de cannabis dans le canton, dans la perspective d’une éventuelle légalisation nationale de cette substance. Elle constitue également un laboratoire grandeur nature dont le suivi scientifique est mené conjointement par Sandro Cattacin, professeur au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société) de l’Université de Genève, et Daniele Zullino, professeur au Département de psychiatrie (Faculté de médecine) et médecin-chef du Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève. Petite visite.

«La cannabinothèque est très bien acceptée dans le quartier, il n’y a aucun incident à déplorer, constate d’emblée Sandro Cattacin. Il y a bien eu des inquiétudes au début de l’expérience. Certains habitants craignaient que soit attirée toute une faune de gens indésirables. Mais comme cela n’a pas eu lieu, les peurs ont disparu.»

Un cadre soigné

A l’intérieur, le cadre soigné et décontracté inspire lui aussi l’apaisement. Un grand écran occupe un pan de mur et diffuse de la musique et des documentaires afin de faire patienter le chaland. Ce vendredi du début du mois d’octobre est jour d’affluence car la boutique ferme le week-end. En moyenne, plusieurs dizaines de clients sont servis quotidiennement. Une fois inscrit, on peut venir librement. Mais chaque nouveau client doit d’abord passer un entretien mené par une infirmière. Il doit aussi accepter de répondre deux fois par an à un questionnaire scientifique et de signer une charte interdisant, entre autres, la revente ou le partage du cannabis.

Cette dernière règle n’est toutefois que rarement respectée, vu le caractère très social de la consommation de ce produit. Tout le monde ne peut pas non plus faire partie de la clientèle. Les mineurs et femmes enceintes sont exclus du programme, tout comme les individus ayant des comportements problématiques ou manifestant des troubles d’ordre psychiatrique. Certains sont redirigés par l’équipe vers le Service d’addictologie des HUG. Il arrive aussi que des visiteurs viennent non pas pour acheter mais pour demander conseil en vue d’arrêter leur consommation.

Consommation raisonnable

«Notre objectif n’est pas l’arrêt de la consommation – ce serait une erreur de tenir un tel discours –, mais la réduction des risques, tient à préciser Sandro Cattacin. On sait que lorsqu’un consommateur prend vraiment conscience des risques, son usage de la substance devient plus raisonnable. Il choisit mieux les produits en fonction de ce qu’il recherche, il baisse les doses, il vaporise (la boutique vend des appareils pour cela) au lieu de brûler l’herbe mélangée au tabac, etc. Par ailleurs, de telles boutiques, où par la force des choses vendeurs et clients se connaissent bien, opèrent une sorte de contrôle social. Ce que nous aimerions démontrer, c’est qu’il est possible, avec des structures comme la Cannabinothèque, d’influer favorablement sur la consommation de cannabis d’une population tout en évitant les effets collatéraux très graves liés à la prohibition.»

Objectif: 1200 inscriptions

Au cours de la première phase du projet, environ 900 personnes se sont inscrites. L’objectif est désormais d’atteindre les 1200 inscriptions. Le problème, c’est que l’endroit est assez petit et se remplit vite. «On aimerait ouvrir un deuxième espace, admet Sandro Cattacin. Si possible un peu moins décentré que celui-ci, qui attire beaucoup plus de gens de Vernier que d’ailleurs.»

C’est alors que la sonnerie de la porte d’entrée annonce l’arrivée d’un nouveau client. C’est Régis (prénom fictif), un habitant du quartier, justement, et un client de la première heure. Agé de 29 ans, il travaille comme enseignant remplaçant pour des classes du cycle et du collège. Il vient se fournir pour le week-end. «J’ai toujours été en faveur de la légalisation du cannabis, avoue-t-il. Dès que cette boutique s’est ouverte, je me suis inscrit pour pouvoir me procurer de l’herbe en étant sûr de sa qualité et en sachant que je ne financerais pas le terrorisme en la payant. Je suis aussi ravi de pouvoir choisir le taux de THC (je préfère des petits pourcentages), sans craindre de mauvaise surprise. Je suis satisfait de cette nouvelle solution et j’en parle à tous mes amis fumeurs.»

Résultat: Régis ne recourt plus au marché noir, ce qui n’est cependant pas toujours le cas. De nombreux clients ont en effet développé des relations plus ou moins amicales avec leur dealer habituel auquel ils se sentent souvent tenus par une certaine loyauté.

Bien qu’il soit encore trop tôt pour dessiner les profils types des clients de la Cannabinothèque, Sandro Cattacin observe que les premiers inscrits sont en général des gens bien insérés dans la société, ayant bénéficié d’une bonne formation. Ils ont un intérêt à organiser leur vie et à ne plus dépendre du marché noir. Parmi ces pionniers, on compte aussi des personnes ayant souffert de se retrouver dans l’illégalité, avec son lot d’amendes et d’angoisses. Certaines ont vécu l’ouverture du magasin avec un intense soulagement, presque les larmes aux yeux. La deuxième vague, qui s’est inscrite dès mars ou avril 2024, est formée d’amateurs d’herbe qui ont préféré observer la situation avant de se lancer.

Les femmes se cachent pour fumer

De plus, 80% des inscrits sont pour l’instant des hommes. Cette dernière statistique s’explique, pour le chercheur genevois, par la nature patriarcale de la société. Les hommes osent davantage s’afficher comme consommateurs de cannabis – ou d’autres drogues d’ailleurs – avec tous les risques d’ébriété ou d’arrestations que cela suppose. On attend des femmes qu’elles soient plus raisonnables, se donnent moins en spectacle, s’occupent des enfants… Elles préfèrent dès lors des drogues plus discrètes, comme les médicaments, et se cachent pour fumer.

Au total, environ un tiers des clients a moins de 30 ans, la moitié entre 30 et 50 ans et les 20% restants plus de 50 ans. Les jeunes sont clairement sous-représentés alors qu’ils forment le public cible le plus intéressant en matière de prévention des comportements à risques. Le problème, c’est qu’ils sont souvent rebutés par les prix pratiqués à la boutique. «Nous sommes coincés sur ce point, estime Sandro Cattacin. Il faut bien payer correctement les producteurs et les vendeurs. La qualité a un prix. Si nous baissions nos tarifs, nous serions accusés d’inciter à la consommation. Et s’ils étaient trop élevés, nous risquerions de ne plus servir à rien.»

Du point de vue de la demande, les responsables de la Cannabinothèque ont été surpris par l’engouement inattendu, à l’image de Régis, pour des produits ayant une faible teneur en THC (4%, c’est le minimum proposé). Ils ont ainsi dû rectifier leur offre. A l’autre extrémité de la gamme, de nombreux usagers se plaignent de ne pas trouver de taux dépassant les 18% (la limite imposée à l’association est de 20%). Il s’agit d’une concentration relativement sérieuse, mais qui se situe très loin des records californiens flirtant avec les 40%.

Le taux de 18%, c’est celui du produit phare de la boutique, l’herbe n°1 «Salem Spirit», qui promet des arômes boisés, de pin et d’agrumes et un effet relaxant. Son prix est de 12 francs le gramme (un des plus chers du catalogue). C’est supérieur au tarif du marché noir qui oscille entre 6 et 10 francs le gramme, un montant qui a d’ailleurs curieusement baissé dans le quartier ces derniers mois. Coïncidence?

Vendeurs et dealers

«Il y a des dealers tout près d’ici, confirme Sandro Cattacin. Au début, ils se pointaient devant la boutique juste après la fermeture pour attraper les retardataires. Mais on a réussi à mettre fin à cette pratique. Cela dit, c’est une population qui nous intéresse. Nous allons mener une étude systématique sur eux. Nous leur avons déjà parlé (j’ai un doctorant et une assistante qui travaillent sur ce thème) et ils nous ont confié qu’ils ne nous considèrent pas comme un concurrent. Leurs produits sont meilleurs, estiment-ils. L’objectif affiché de la vente régulée est toutefois de s’attaquer au deal de rue et donc à l’activité de ces individus qui sont essentiellement des jeunes du quartier, ici à Vernier, tandis qu’en ville, il s’agit de sans-papiers. C’est une question encore taboue, mais je me dis qu’il ne serait pas sot d’impliquer quelques-unes de ces personnes dans le projet de la Cannabinothèque afin de leur donner une chance au lieu de simplement les priver de leur source de revenus.»

Profil de terpènes

En attendant, la boutique verniolane est tenue par des professionnels de la vente et du cannabis. Derrière le comptoir, casquette vissée à l’envers sur la tête, Lucas est un ancien de Kahna Queen, une entreprise qui vend du CBD (c’est-à-dire du cannabis légal ne contenant pas de THC, la substance psychoactive) à Genève depuis 2017. Et le personnage aime bien aller dans le détail de ses produits. «Ici, on ne parle pas seulement de pourcentage de CBD et de THC mais aussi et surtout de profil de terpènes, explique-t-il. Ce sont des composés produits par la plante et qui lui confèrent des arômes et des effets récréatifs ou médicinaux. L’information est immédiatement accessible en scannant un code QR imprimé sur les sachets que nous vendons. Au-delà de l’effet psychoactif, cela permet au client d’acheter le produit qui lui convient le mieux: excitant, relaxant musculaire, réduisant l’appétit, soulageant la douleur ou ayant des propriétés sédatives…»

Le modèle de la Cannabinothèque genevoise est unique dans le paysage suisse et même international. L’association ChanGE est en effet une association à but non lucratif qui se concentre sur la prévention des risques. L’esprit est de favoriser au maximum l’échange avec les consommateurs (la Cannabis Community), considérés comme des partenaires à part entière. Deux de leurs représentants sont d’ailleurs devenus membres de l’association ChanGE, et l’un des deux fait même partie du comité, présidé par Ruth Dreifuss, ancienne conseillère fédérale toujours très impliquée dans le débat autour des drogues. Ces mêmes consommateurs se rencontrent aussi de leur côté dans des réunions auxquelles Sandro Cattacin a été invité. Le chercheur est vu comme l’évaluateur de l’expérience et non comme un membre de l’association ChanGE ou un représentant des autorités. Les membres de la Cannabis Community osent davantage lui parler librement sans craindre d’éventuelles – et très hypothétiques – répercussions.

Le projet pilote qui a été monté à Lausanne, Can-L, est similaire. La seule différence notable, c’est qu’à Genève, les vendeurs sont des spécialistes du cannabis, ce qui n’est pas le cas à Lausanne. Quant aux quelques autres essais qui ont démarré en même temps ailleurs en Suisse alémanique, ils sont de nature très différente. Certains d’entre eux ont organisé la vente de cannabis dans des pharmacies, où les échanges entre vendeur et client sont réduits à leur portion congrue. La coloration médicale de l’ensemble, qui fait penser que le cannabis serait un médicament, a peu de chances d’assurer le succès du modèle. Il existe également un projet franchement commercial à Zurich. «Une telle configuration comporte un risque évident d’incitation à la consommation, estime Sandro Cattacin. Le but de la structure est de vendre son produit, pas de faire de la prévention.»

Une beuh certifiée bio

De plus, les projets romands ont la particularité de se fournir auprès de producteurs locaux, deux dans le canton de Vaud et un à Genève. Leur emplacement est tenu secret, pour d’évidentes raisons de sécurité, et les cultures, en pleine terre et sous serres, sont étroitement surveillées par des caméras vidéo. Les ouvriers sont également tenus à la plus grande réserve sur leurs activités, même auprès de leurs proches. Les plants, certifiés bio, poussent dans des sols qui n’ont pas vu de pesticides depuis trente ans et sont labellisés bio. Les taux de THC et de CBD sont contrôlés avec précision, ce qui permet de vendre des produits exempts d’additifs chimiques (problème récurrent du marché noir) et parfaitement calibrés, avec un contenu correspondant exactement à ce qui est indiqué sur le contenant. «La plupart des consommateurs n’ont jamais consommé de cannabis de cette qualité», se vante Sandro Cattacin.

L’histoire de la Cannabinothèque commence en 2014 avec la publication du rapport d’un groupe de réflexion interpartis (animé par Sandro Cattacin) intitulé «Un modèle efficace de réglementation du cannabis: les associations de consommateurs de cannabis (ACC)». Après plusieurs péripéties politiques, le processus aboutit finalement en 2020 à la modification de la loi fédérale sur les stupéfiants (LStup) prévoyant la possibilité d’autoriser exceptionnellement, dans un cadre d’expérimentations scientifiques, «la culture, l’importation, la fabrication et la mise dans le commerce de cannabis». Cette nouveauté législative est suivie en 2021 d’une ordonnance qui fixe les exigences auxquelles les essais pilotes doivent se soumettre.

Nouveauté législative

C’est dans ce sillage que l’association ChanGE est créée pour superviser et réaliser l’essai pilote. En plus des deux représentants des consommateurs, elle est constituée de membres des autorités sanitaires genevoises et de spécialistes du domaine des addictions, de la santé, de la prévention, du travail social, de la communication et de la sécurité. Le projet doit durer trois ans, plus un an d’analyses des données. Rien n’est encore formellement prévu pour la période d’après, mais il est peu probable que la Cannabinothèque ferme aussi rapidement ses portes. «Une première mouture d’une nouvelle loi sur les stupéfiants doit être présentée prochainement, explique Sandro Cattacin. Elle intégrera la possibilité de réguler la vente de cannabis bien que l’on ne sache pas encore selon quel modèle. Cela dit, on n’en est qu’au début des discussions. En Suisse, une telle procédure prend en général une dizaine d’années.»

Paru dans Campus n°159, déc. 2024, magazine de l’UNIGE.