Propriété privée et propriété privative
Il était une fois à Genève, sur la rive droite du Rhône, une campagne de trois hectares et demi, la campagne Masset, un jardin, des arbres fruitiers, une vigne, un bois, un pré, une maison de maître. Le Conseil municipal voulait que la Ville l’achète pour en faire une propriété publique ouverte au public. La remettre à la population. On est dans un des quartiers les plus denses de la ville la plus dense du canton – et avec Bâle la plus dense de Suisse. Un quartier qui va encore se développer, accueillir une population supplémentaire et de nouvelles entreprises, supporter plus de circulation. Un quartier qui va donc avoir grand besoin d’espaces verts accessibles à toutes et tous, et de lieux d’une offre sociale et culturelle indispensable élargie.
La Ville voudrait donc acheter cette campagne, ses espaces verts, sa maison de maître. Le PLR, le Centre, les Verts libéraux et l’UDC n’en veulent pas. Et balancent une brochette de prétextes foireux pour justifier une opposition qui, en réalité, est principielle (autrement dit, idéologique), l’opposition à tout renforcement du contrôle par une collectivité locale de son propre espace. Cette opposition «bourgeoise» se plaint de ce que la Ville n’ait aucun projet précis pour la campagne Masset qu’elle veut acheter, que le Conseil municipal s’est «emballé», que les coûts d’entretien seraient «énormes», et que la villa étant classée, on ne pas l’aménager pour une utilité publique.
Foutaises: la Ville n’aura que l’embarras du choix pour savoir quoi faire de cet espace magnifique; elle pourrait le faire sans autres limites que celles qu’elle a respectées pour aménager la villa Bartholoni, devenue un musée d’histoire des sciences, ou la villa Dutoit, où sont organisées des expositions et des centres aérés. Le Conseil municipal en a débattu pendant trois débats et savait donc parfaitement ce qu’il faisait en votant le crédit d’achat, les coûts d’entretien seraient parfaitement maîtrisables; l’achat d’un peu plus de 20 millions serait couvert par un budget d’investissement de 180 millions déjà disponibles.
La droite municipale n’a aucun projet pour cette maison et cet espace vert, sinon de les laisser à Sa Majesté le Marché. Pour cela, il suffisait d’empêcher la Ville de l’acquérir et de laisser des privés racheter cette propriété privée à un privé. Et peu importe lequel, l’acheteur fût-il du genre nabab pétrolier ou potentat en fuite (si quelqu’un a le téléphone de Bachar en Russie, qu’il le transmette au PLR, au Centre, aux Verts libéraux ou à l’UDC). L’important pour la droite municipale étant que le domaine reste privé – ou plutôt, que la population en reste privée…
Genève a toujours été une République et une commune fort inventive, politiquement. Et vient à nouveau de le prouver, s’il en était encore besoin, en inventant, pour la droite de la Ville, le référendum sans signature, le droit de veto déguisé en référendum: quand il y a des délais à respecter, il suffit d’annoncer qu’on veut lancer un référendum pour couler un projet, et cela, mais cela seul, est à la portée de la droite municipale. Même plus besoin de se les geler dans les rues en hiver pour récolter des signatures (ou de payer des gens pour qu’ils les récoltent à la place des référendaires incapables de le faire eux-mêmes), le propriétaire du domaine décide seul de maintenir son offre à la Ville ou de chercher un autre acquéreur.
Là, ce à quoi la droite municipale bourgeoise genevoise a joué, c’est bien à priver, sans autre effort que celui de quelques communiqués rédigés par l’inintelligence naturelle, la commune de la possibilité de remettre à sa population l’usage d’une propriété et d’un espace. On peut alors se souvenir de Proudhon, qui n’a tout de même pas écrit que des conneries, s’il en a de solides à son passif: quand on parle de propriété foncière, la propriété privée, c’est toujours une propriété privative. Et si Proudhon ne suffit pas, on se souviendra de Rousseau – la campagne Masset lui est contemporaine.
L’auteur est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.