La guerre en Ukraine confronte l’Europe à une spirale militariste laissant entrevoir des risques aux conséquences inimaginables, comme le recours aux armes nucléaires. Face à cette situation, des voix de la société civile s’élèvent pour demander la recherche d’options pacifiques. L’espagnol Jordi Calvo en fait partie: «Nous devons surmonter aujourd’hui les politiques bellicistes hégémoniques de l’UE [Union européenne]. Pour ce faire, il est nécessaire de changer l’approche de la sécurité européenne».
Professeur en relations internationales et spécialiste des questions de paix, sécurité, conflits et développement, Jordi Calvo est également le coordinateur du Centre Delàs d’études sur la paix à Barcelone, un organisme indépendant consacré aux impacts sociaux, économiques, politiques et humanitaires du militarisme et des conflits armés. Sollicité par nos soins, il livre une analyse sur les actuelles orientations européennes en matière de sécurité et de défense, en s’appuyant sur un récent rapport du Delàs – «Pour une politique de paix et de désarmement en Europe»1>Brunet et al., «Por una política de paz y desarme en Europa. Propuestas para una Europa de la distensión, la paz y la seguridad compartida», Informe 65, Centre Delàs, collab. ENNAT, sept. 2024, https://tinyurl.com/2hke6suk – dont il est l’un des cinq co-auteurs.
L’échec de l’option guerrière
De fait, les chiffres des quinze dernières années sont éloquents: depuis 2007, le budget européen alloué à la sécurité et à la défense de l’Union européenne a triplé, pour atteindre 19,5 milliards d’euros2>Ruiz et al, «A Militarised Union. Understanding and confronting the militarisation of the European Union» Rosa-Luxemburg-Stiftung, Brussels, 2021, p. 18, https://tinyurl.com/2s39jx7h dans le programme financier 2021-2027 de l’UE, rappelle Jordi Calvo, – «sans compter les fonds successifs destinés au soutien militaire de l’Ukraine, qui s’élevaient déjà à 39 milliards d’euros en septembre 2024». Un processus de militarisation qui «couvait depuis au moins deux décennies, de pair avec l’aspiration de faire de l’Europe une puissance militaire majeure au niveau mondial»3>Une doctrine énoncée dans le concept stratégique de sécurité de 2003 «Une Europe sûre dans un monde meilleur» de Javier Solana, haut représentant de l’UE pour la politique de sécurité commune, https://tinyurl.com/ytber2j7, explique le chercheur. Il s’est matérialisé en 2022, avec l’adoption par le Conseil de l’Europe d’une Boussole stratégique4>https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/strategic-compass/ qui fixe des priorités pour l’horizon 2030. «Il est paradoxal qu’un tel processus, qui visait à renforcer la défense et la sécurité de l’UE, n’ait pas permis d’éviter la guerre sur le continent européen», relève-t-il.
Parallèlement, cet échec s’accompagne de menaces pour la démocratie, illustrées notamment par la montée en puissance de l’extrême droite, observe Jordi Calvo. Le choix d’une militarisation de l’UE et de ses Etats membres crée, selon lui, un cadre qui n’est pas sans rappeler le contexte historique ayant conduit à la Seconde Guerre mondiale. Soit «un climat d’intolérance et de rejet de toute différence, qui a par le passé ouvert les portes à un effroyable conflit armé».
Quant à la guerre actuelle en Europe, elle se déroule sur un fond politique marqué par l’entrée dans les gouvernements (Italie, Hongrie, Pays-Bas…) des forces d’extrême droite, par leur consolidation en tant qu’alternative gouvernementale (à l’image de Marine Le Pen en France) ou encore par leur posture d’«opposition anti-tout» (le parti Vox en Espagne).
Pendant ce temps, les partis du centre et de gauche, entraînés vers des positions conservatrices, en sont venus à proposer ou mettre en œuvre des politiques droitières qui sapent les services publics et l’Etat social (santé publique et éducation) et réduisent la coopération au développement, constate le professeur Calvo. Au bout du compte, «on a l’impression que les franges les plus belliqueuses et les plus réactionnaires de nos sociétés s’imposent dans le récit idéologique dominant et déterminent où placer le curseur – comme si elles préparaient tout pour une hypothétique nouvelle guerre. Je me demande si, en réalité, ceci n’est pas leur but ultime», s’interroge-t-il.
Plus d’armes, moins d’autonomie
Poursuivant son analyse, Jordi Calvo identifie un deuxième élément-clé: le fait que les doctrines de sécurité et de défense aient été élaborées au motif d’assurer une plus grande autonomie de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis. «Or, l’orientation européenne actuelle n’offre aucune autonomie réelle en matière de sécurité vis-à-vis de la défense étasunienne, au-delà de ce que pourrait suggérer l’augmentation des budgets militaires européens», avance-t-il. L’influence des Etats-Unis et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) n’a pas facilité, à ses yeux, la construction de la paix dans le Vieux-Continent. Au contraire, la militarisation illimitée du bloc occidental promue par l’Otan a «accentué la perception d’une menace des rivaux potentiels», tels que la Russie et la Chine. «Avec, pour conséquence, l’augmentation d’un budget militaire commun à l’UE, qui multiplie les profits des entreprises d’armement des deux côtés de l’Atlantique.»
Le chercheur rappelle que, dans son nouveau Concept stratégique 2022, l’Otan a actualisé le concept militaire de dissuasion et énumère les moyens nécessaires à sa mise en œuvre. Selon le document en question, cette «posture de dissuasion et de défense» repose sur une combinaison appropriée des «capacités nucléaires, conventionnelles et de défense antimissiles, complétées par des capacités spatiales et cybernétiques».5>www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2022/6/pdf/290622-strategic-concept-fr.pdf (cf. le point 20 du document) L’Otan prévoit qu’ainsi «nous renforcerons sensiblement notre posture […] afin de priver tout adversaire potentiel de toute occasion d’agression»6>Ibid. (cf. point 21). Ceci, au moyen d’une «présence importante sur terre, en mer et dans les airs», notamment via une «défense aérienne et antimissile intégrée et renforcée».
L’impressionnante forteresse militaire de l’Europe est donc encore en construction… alors que la perméabilité de ses frontières terrestres et maritimes, ainsi que la proximité des théâtres de guerre – Ukraine et Moyen-Orient7>Concernant spécifiquement la Palestine, le Centre Delàs a publié un récent rapport qui met en lumière le financement de la fabrication d’armes utilisées contre la population palestinienne, en se concentrant sur les activités des banques et entreprises d’armement qui profitent de l’offensive israélienne à Gaza: Carbonell et al., «La Banca Armada y su corresponsabilidad en el genocidio en Gaza», Informe 66, Centre Delàs, oct. 2024, https://tinyurl.com/mnvpkb9w –, révèlent sa fragilité.
S’affranchir de l’Otan sans armée européenne
La sécurité du continent européen est entre les mains de l’Otan depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais ce modèle n’a pas réussi à créer un véritable cadre de sécurité, rappelle le coordinateur du Centre Delàs. Il souligne qu’après la dissolution de l’Union soviétique, en 1991, l’Otan a profité de la faiblesse de son ennemi traditionnel pour incorporer les anciens alliés de la Russie dans l’alliance militaire nord-atlantique, «éliminant ainsi toute possibilité d’avancer vers la construction de la ‘Maison commune européenne’ promue par Mikhaïl Gorbatchev, le dernier dirigeant soviétique et promoteur de la dissolution de l’URSS». Ainsi, «ce qui aurait été le meilleur moment pour dessiner de manière consensuelle un scénario de paix a été gâché».
Le fait de continuer à s’appuyer sur des moyens militaires renforcés pour parvenir à la paix en Europe ne varie guère du modèle atlantiste proposé jusque-là, considère le chercheur. Si l’autonomie européenne est essentielle, le paradigme de défense actuel de l’UE ne propose «aucune autonomie militaire réelle par rapport aux Etats-Unis». Ceci, alors que la récente victoire électorale de Donald Trump «servira certainement à justifier de nouvelles augmentations des budgets militaires européens. Avec la possibilité qu’une partie considérable de ces dépenses aille à l’acquisition d’armement étasunien…»
Jordi Calvo affirme qu’une vision différente de la sécurité pour l’Europe est possible. Il s’agirait par exemple de promouvoir l’approche de la «sécurité humaine», qui propose une paix axée sur un développement centré sur les personnes, et non sur la sécurité de l’Etat. Elle devrait être basée sur la coopération, le multilatéralisme et les droits humains. Ou encore une «approche féministe» de la sécurité, qui vise à mettre fin à la marginalisation des femmes en incluant la dimension du genre dans les travaux sur les thématiques sécuritaires, afin de construire une sécurité basée sur les principes de care et de respect, dans un cadre inclusif et écoféministe. Sans sous-estimer par ailleurs la «sécurité verte» pour l’Europe, qui cherche à dépasser l’anthropocentrisme au profit d’une protection de l’environnement et de la biodiversité.
Pour ce pacifiste convaincu, «il faut une volonté politique et un changement d’orientation dans la sécurité européenne qui intègrent une vision de la culture de la paix, afin de dépasser le bellicisme et la militarisation de la sécurité actuels». Avec, à l’horizon, le défi pour les mouvements pacifistes d’Europe de miser sur une «paix positive» qui, sous-tendue par une justice structurelle, promeut une culture de la non-violence (plutôt que de la défense) et qui parvient à mettre fin aux conflits par des moyens pacifiques. Jordi Calvo suggère la meilleure façon d’y parvenir: «En pratique, cela signifie s’éloigner de la domination et de l’hégémonie du pouvoir, et de promouvoir la communication, la coordination entre les peuples, une justice globale, l’internationalisme, la coopération, le commerce équitable et une réelle décolonisation, sans patriarcat».
En termes géopolitiques, la tâche de construire la paix consisterait à «briser le moule, relancer l’idée de Grande Europe, abandonner les moyens militaires et construire un projet de coexistence qui inclut tous les pays, y compris la Russie», explique Jordi Calvo. En jeu, «la survie même du continent européen et de la planète, et la possibilité d’offrir aux générations futures une perspective de vie sans guerre».
Notes