La déshumanisation des bibliothèques
«La machine qui rend les bibliothèques (encore) plus humaines.» Tel est le titre – quelque peu dissonant pour des oreilles décroissantes – qu’affichait en une le magazine1>Nota, no 6, septembre 2023-janvier 2024, magazine des Bibliothèques municipales de la Ville de Genève. des bibliothèques municipales (BM) de la ville de Genève dans une récente livraison. La machine, ou plutôt les machines «humanisantes» dont il est question, ce sont les bornes d’emprunt et de retour de documents; apparues dans les bibliothèques au début des années 2010.
Elles ont longtemps traîné une morne existence ponctuée de pannes à répétition, jusqu’à ce que l’introduction récente d’un modèle plus performant leur permette de remplir pleinement leur vocation: celle de partenaires incontournables pour les usagères et usagers des BM. Aujourd’hui, il n’est guère plus possible d’emprunter, voire aussi, dans certaines bibliothèques, de retourner de livres au guichet avec un être humain, sauf circonstance exceptionnelle (oubli de carte de membre par exemple).
L’article auquel renvoie ce titre paradoxal et provocant consiste en une interview conjointe d’une responsable de bibliothèque et du responsable des ressources numériques des BM, et force est de constater que les arguments qu’il avance ne se laissent pas balayer d’un simple revers de main.
Les bornes seraient d’abord ergonomiquement bénéfiques pour les bibliothécaires, à qui elles épargneraient la répétition contraignante des gestes liés au prêt et au retour de documents. Elles auraient ensuite de grands avantages de confidentialité: «Les gens n’ont pas forcément envie qu’on les voie emprunter des titres du style ‘Le divorce pour les nuls’, ‘Gérer son licenciement’ ou ‘Retrouver du boulot à 50 ans’. Pareil pour les enfants qui empruntent des livres sur la puberté.»
Mais l’argument principal réside précisément en l’idée d’une «humanisation» du service: «Les bornes nous dégagent de certaines tâches mécaniques en nous laissant plus de temps pour des interactions plus valorisantes, tournées vers l’accompagnement du public». En ce sens, de nouveaux programmes de conseil et d’accompagnement personnalisés ont été récemment élaborés.
Des machines au service des pros?
En marge de ce flot d’enthousiasme, l’article mentionne rapidement «certain·es collègues [bibliothécaires] encore sur la réserve» par rapport aux bornes. Nous avons justement interviewé une de ces collègues, Pauline (prénom d’emprunt), qui n’est cependant pas «sur la réserve» (et encore moins «encore» sur la réserve, c’est-à-dire destinée à en sortir dans un avenir proche – curieuse manière de qualifier les voix discordantes), mais affiche une opinion tant critique que mitigée.
Elle se montre d’abord peu impressionnée par les déclarations sur les nouveaux programmes d’accompagnement, qui ne font guère que reprendre sous un joli nom des pratiques qui existaient déjà. Elle approuve l’argument de la confidentialité permise par les bornes, celui de la pénibilité physique moins: de toute façon, les bibliothécaires doivent aller chercher les livres rendus aux bornes et les replacer en rayon, ce qui implique une certaine dose de gestes peu ergonomiques.
Concernant la question de la sociabilité, Pauline se déclare «pas mal influencée par le livre de l’Atelier paysan Reprendre la terre aux machines2>L’atelier paysan, Reprendre la terre aux machines, Seuil, 2021. Voir aussi: «L’atelier paysan», Moins! no 45, février-mars 2020, et «Reprendre la terre aux machines avec l’Atelier paysan», Moins! no 59, juillet-août 2022/Le Courrier, 22 août 2022, ndlr.. L’idée que tu peux avoir des machines que tu connais, que tu maîtrises… Les machines, ce n’est pas forcément mauvais, ça peut être intéressant si elles sont au service des professionnels, et pas l’inverse.» Notamment, l’introduction des bornes a poussé de nombreuses usagères et usagers à poser des questions qu’ils et elles ne posaient jamais, notamment sur le travail de bibliothécaire, suscitant des échanges fertiles et inédits.
En résumé, pour Pauline, «ça peut être rigolo d’orienter les gens vers les bornes, mais il faut être beaucoup plus mobile et accueillant, sinon il ne se passe rien, puisque les gens ne viennent pas vers nous». Mais, surtout, il faut au moins que ceux-ci aient le choix de se diriger pour leurs transactions vers une machine ou vers un·e bibliothécaire.
Un pseudo choix
Or, ce choix devient aujourd’hui de moins en moins possible. Si, officiellement, les usagères et les usagers peuvent choisir de faire leurs transactions avec des humains, il y a une forte pression de la part de la direction sur les responsables de bibliothèque et sur les bibliothécaires pour qu’un maximum de transactions soient faites auprès des bornes, quotas à l’appui. Si donc vous allez au guichet et insistez pour emprunter ou rendre vos documents auprès d’un·e bibliothécaire en faction, on vous refusera très souvent de le faire, de manière plus ou moins penaude ou convaincue.
Pourtant, comme le note Pauline, dans toute bibliothèque, il faut de toute façon qu’au moins un·e ou deux employé·es se trouvent en permanence derrière un guichet pour s’occuper des éventuelles inscriptions, réservations, facturations et transactions avec des collectivités (crèches, écoles, associations), qui ne peuvent être effectuées par des machines. En pratique, il y a toujours au moins un·e de ces bibliothécaires «bloqué·es» qui se trouve disponible. Par conséquent, les transactions d’emprunt et de retour effectuées auprès d’eux n’entrent pas en concurrence avec des interactions «plus valorisantes» d’accompagnement et de conseil, contrairement à ce que sous-entendent l’article du magazine des BM et la communication officielle autour des bornes.
Bien au contraire, aujourd’hui, une foule de gens qui ne viennent que pour emprunter ou rendre des documents se retrouvent à entrer et sortir de leur bibliothèque en passant devant des bibliothécaires assis seul·es derrière un comptoir et en finissant par n’«interagir» qu’avec des objets inanimés. La belle humanisation que voilà!
Contrer la course au numérique
L’imposition aveugle des bornes dans les bibliothèques genevoises et le peu de considération envers les voix discordantes parmi les personnes en premier lieu concernées par ces machines – bibliothécaires, usagères et usagers – traduisent une attitude inquiétante de la part de la direction des BM, attitude malheureusement intériorisée par un certain nombre de bibliothécaires sur le terrain. Cette folle course en avant numérique est à relier au rattachement récent des BM au Département de la culture et de la… transition numérique!
En attendant, il est toujours possible de trouver, dans la plupart des bibliothèques, des employé·es qui contribueront volontiers à l’accomplissement d’une action historiquement normale mais qui est devenue, à Genève et ailleurs, une sorte de parcours du combattant: rendre et emprunter des livres auprès d’un être humain.
Au-delà de la question de la sociabilité, il faudrait aussi s’interroger sur l’impact environnemental des bornes d’emprunt et de retour dans le cadre de l’invasion de notre société par le numérique. Est-il vraiment responsable, en période de crise écologique, d’introduire dans les bibliothèques des machines dont la production et l’élimination participent à la destruction irréversible de l’environnement, alors même que ces machines sont, en fin de compte, absolument superflues?
Notes
Article paru dans Moins! Journal romand d’écologie politique, nº 72, sept.-oct. 2024, www.achetezmoins.ch/