Quand la mondialisation ne paie plus…
Au début des années 2000, l’historien britannique Niall Ferguson célèbre l’émergence de la «Chinamérique»1Cf. Niall Ferguson, L’irrésistible ascension de l’argent – De Babylone à Wall Street, éd. Saint-Simon, 2009, https://tinyurl.com/pdd495y9, une nouvelle entité économique cohérente issue de la relation économique symbiotique entre les Etats-Unis et la Chine. Chacune des parties trouve son compte dans cette fusion caractérisée par une interdépendance économique profonde: la Chine exporte des produits manufacturés à bas prix vers les Etats-Unis, tandis que les Etats-Unis importent ces produits et financent leur consommation intérieure et leurs dépenses publiques en empruntant à l’étranger – et notamment en Chine.
Cette relation constitue peut-être la meilleure illustration de l’un des enseignements de la théorie classique du commerce international. Les échanges extérieurs sont bénéfiques2www.universalis.fr/encyclopedie/commerce-international-theories/2-la-theorie-classique-du-commerce-international/ pour la croissance en permettant aux acteurs économiques de tirer profit des avantages comparatifs de toutes les régions du monde. Dans le cadre de la Chinamérique, Pékin profite effectivement de son avantage en main-d’œuvre bon marché et en coûts de production compétitifs pour devenir «l’usine du monde», exportant des produits manufacturés à grande échelle, tout particulièrement aux Etats-Unis.
La Chinamérique, une relation qui s’est délitée
La relation symbiotique entre les Etats-Unis et la Chine a néanmoins mis en évidence les limites et les risques d’une interdépendance profonde et le risque de fragmentation3Jeremy Ghez, «L’entreprise face aux turbulences internationales», Le Grand Continent, 7 février 2024, https://tinyurl.com/3d2bfmyb de l’économie internationale. Hier mondialisation rimait avec interdépendance et intégration des marchés, alors qu’aujourd’hui la logique qui s’impose est celle d’autonomie et de souveraineté. De ce point de vue, la dépendance des Etats-Unis à l’égard des importations chinoises et la dépendance de la Chine à l’égard du marché étasunien ont nourri les tensions économiques et géopolitiques actuelles4Jeremy Ghez, «Chine et Etats-Unis : comment en est-on arrivé là?», The Conversation, 1er mars 2022, https://tinyurl.com/3xk5fpmd.
La Chinamérique n’est donc plus5https://www.commentaire.fr/chine-et-etats-unis-le-grand-divorce/. L’a remplacée une nouvelle forme de rivalité institutionnalisée tant à Pékin qu’à Washington. D’ailleurs, en l’espace d’une décennie, le taux d’ouverture de l’économie étasunienne, qui mesure la part des échanges internationaux (exportations et importations) par rapport au PIB, a baissé de six points de pourcentage.
On aurait pu s’attendre alors à ce que cette baisse du taux d’ouverture de l’économie étasunienne s’accompagne d’un ralentissement économique, conformément aux attentes de la théorie classique du commerce international. Le fait est que l’économie étasunienne n’a non seulement pas connu de ralentissement, mais s’est également bien mieux portée, notamment, que l’économie européenne. Le paradoxe est entier compte tenu de la forte dépendance d’hier de l’économie étasunienne au reste du monde et à la Chine.
Moins d’échanges et bonne croissance: un paradoxe?
Mais ce paradoxe n’est en réalité qu’apparent. Il faut d’abord noter que la vigueur de la consommation interne aux Etats-Unis a joué un rôle considérable dans la croissance étasunienne sur la période, dans un contexte de taux d’intérêt accommodant et d’un taux d’épargne très faible (à l’exception de la période de la pandémie). Le taux d’épargne étasunien se situe en dessous de la barre des 5%, soit trois fois moins que la moyenne européenne. De même, la résilience de la croissance étasunienne s’explique pour partie6https://www.bea.gov/data/gdp/gross-domestic-product par le fait que les dépenses des ménages restent significatives depuis plus d’une décennie.
La politique budgétaire expansionniste étasunienne, marquée notamment par le désormais fameux Inflation Reduction Act (IRA) et les plans d’investissement dans les infrastructures et les semi-conducteurs, a également contribué à stimuler la croissance économique. L’IRA prévoit des investissements publics massifs d’un montant de 891 milliards de dollars, dont 783 milliards pour l’énergie et le changement climatique.
Le CHIPS Act (pour Creating Helpful Incentives to Produce Semiconductors and Science), loi fédérale étasunienne de 2022, vise quant à lui à renforcer la position des Etats-Unis dans la recherche, le développement et la fabrication de semi-conducteurs. Cette loi prévoit notamment de nouveaux financements à hauteur de 280 milliards de dollars pour appuyer la recherche et la fabrication de semi-conducteurs aux Etats-Unis, dont 52,7 milliards de dollars sont spécifiquement alloués pour leur fabrication.
Il s’agit non seulement de soutenir l’économie étasunienne à court terme, mais également de la soutenir dans sa transformation structurelle et sa réduction de la dépendance vis-à-vis du reste du monde. A cela s’ajoute le fait que les entreprises peuvent s’appuyer sur une électricité deux fois moins coûteuse7https://www.fournisseurs-electricite.com/contrat-electricite/prix/monde en juin 2023 que celle en Allemagne – permettant ainsi à l’économie étasunienne de contester à l’industrie allemande le titre de puissance manufacturière.
Mutation du commerce étasunien
De plus, la réduction du taux d’ouverture s’est accompagnée d’une diversification8Richard Hiault, «Commerce: l’Amérique prend ses distances avec la Chine, pas l’Europe», Les Echos, 2 septembre 2024, https://tinyurl.com/ywtpcbez du commerce étasunien, alors que le Mexique9https://www.axios.com/2023/07/12/us-top-trading-partner-mexico-china est devenu le premier partenaire commercial et que le Vietnam a connu le plus grand bon de sa part de marché10https://www.nber.org/digest/202311/economics-politics-and-evolution-global-supply-chains aux Etats-Unis, au détriment de la Chine et de l’Allemagne. Ce mouvement est aussi le résultat d’entreprises qui essayent de contourner les sanctions étasuniennes qui ciblent la Chine et, dans le cas du Mexique, de se rapprocher du marché étasunien. Mais il témoigne de manière plus profonde d’une carte du commerce international étasunien dont les frontières ont profondément évolué.
On a donc assisté à une transformation structurelle de l’économie étasunienne. Ce changement très important permet au gouvernement, qu’il soit républicain ou démocrate, de redéfinir le récit que le pays a de lui-même – et a ainsi permis une transformation politique structurelle.
En effet, depuis 2006 et les deux dernières années du mandat de George W. Bush, les politiques étrangères étasuniennes semblent partager un fil conducteur commun11https://www.commentaire.fr/chine-et-etats-unis-le-grand-divorce/: ce qui est bon pour le reste du monde n’est plus forcément bon pour l’Amérique. Le pays a tiré tous les dividendes qu’il pouvait de la mondialisation qu’il a contribué à construire depuis 1945. La mondialisation est désormais devenue un jeu à somme nulle dans lequel ce que les Etats-Unis gagnent, le reste du monde le perd et vice-versa – rendant ainsi tout compromis difficile. Aussi différents que George W. Bush, Barack Obama, Donald Trump et Joe Biden puissent être, tous ont exprimé ce même scepticisme vis-à-vis d’une mondialisation qui ne servirait plus les intérêts étasuniens.
Si le repli du commerce international étasunien s’était accompagné d’un ralentissement économique, une telle vision du monde aurait eu du mal à s’imposer à Washington. Au lieu de cela, Joe Biden a été en mesure de faire une synthèse de ce consensus en proposant une politique étrangère au service des classes moyennes12https://www.brookings.edu/events/the-biden-administrations-international-economic-agenda-a-conversation-with-national-security-advisor-jake-sullivan/ que l’on tente d’immuniser contre les turbulences de la mondialisation et donc de la concurrence étrangère. Indépendamment de l’issue du scrutin du 5 novembre, il est fort à parier que cette synthèse, résultat d’une transformation économique et politique structurelle, sera durable.
Notes
*Professeur d’économie et d’affaires internationales à HEC Paris. Article paru sous le titre «Les Etats-Unis ne croient plus en la mondialisation, et leur économie se porte bien malgré tout» dans The Conversation, https://theconversation.com/fr