Et d’abord, dire «non»
On a beaucoup référendé, ces derniers temps. Et on va continuer à beaucoup référender. «On»? L’impersonnel est de trop: «on», c’est «nous». Nous, à gauche. Parce que nous, à gauche, nous sommes dans l’opposition fédérale et cantonale, et que le référendum est l’une des armes de cette opposition. Pas la seule, certes, mais une arme dont il serait stupide de ne pas se servir. Avec une droite largement majoritaire au Grand Conseil genevois et aux Chambres fédérales, qui vote à peu près n’importe quoi et pratique, sur tous les droits fondamentaux et tous les droits sociaux, une politique de retour en arrière systématique (un backlash généralisé), la gauche doit assumer son rôle de contre-pouvoir par un usage offensif des droits démocratiques et faire jouer ce rôle aux lieux institutionnels où il lui arrive d’être majoritaire – les villes, par exemple: ce sera le grand enjeu de l’année prochaine, celui des élections municipales.
Et puis, il y a ce droit que nous devons nous reconnaître, et dont il est question ici: celui de l’insoumission, de l’objection citoyenne. Et là, on quitte le temps des agendas institutionnels, référendaires, électoraux, pour entrer dans celui, bien plus long, de la constitution des démocraties, non comme formes de gouvernement, mais comme espaces de libertés. Une vieille histoire, que celle-là – profitons donc des vacances scolaires pour parfaire l’éducation des masses. Dans la «Déclaration des droits et devoirs de l’Homme social, consacrée par la Nation genevoise le 9 juin 1793» – par 1441 suffrages contre 60 en votation populaire, mais sélective: seuls les hommes protestants et indigènes pouvaient voter –, on lit cette belle et forte phrase: «L’acte par lequel le fort opprime le faible ne peut jamais produire un droit; l’acte, au contraire, par lequel le faible résiste ou se soustrait à l’oppression du fort, est toujours autorisé par son droit, et résulte de ce qu’il se doit à lui-même.» Nos constituants de 1793, comme leurs contemporains français, n’avaient pas seulement lu Rousseau, ils avaient aussi lu La Boétie, qui constatait que «le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres». Le «tyran»? Le mot sent son époque – disons plutôt, alors, le «pouvoir». L’ordre, et ses servants.
Et si la première des luttes à mener était celle contre l’obéissance en tant que telle? On ne naît pas libre, on se libère. Obéir, c’est forcément soutenir ce à quoi l’on obéit. C’est admettre par l’acte d’obéissance lui-même la légitimité à la fois de l’ordre et de qui ou quoi le donne. C’est donc toujours faire un choix: celui de la révérence à l’ordre. Celui du renoncement à penser, puisque penser c’est forcément penser à autre chose que ce qu’il nous est enjoint de faire.
Toute loi, toute norme, n’est supportable que parce qu’elle peut être contournée. Mais la contourner ne suffit pas à la changer, puisque ce contournement n’est qu’une ruse, une exception à la soumission, et que, passé le plaisir de la contourner, la règle reste. Quel rapport avec nos référendums? Celui-ci: le premier des mots qui puisse rendre la politique supportable, c’est «non!». Un «non» individuel, qui ne change rien mais qui rend possible un «non» collectif. Parce que tout refus qui s’exprime et donc toute lutte, même éphémère, parcellaire, ponctuelle, est une victoire sur l’apathie collective. Encore faut-il désigner, sans se tromper, l’adversaire: le responsable du dérèglement climatique n’est pas le banlieusard contraint de se déplacer en bagnole faute de transports publics performants. Même les luttes menées contre tel aspect de l’ordre dominant au nom de son propre discours recèlent la possibilité d’une victoire contre cet ordre, mais aussi contre ce discours: ainsi des combats pour les «droits démocratiques», les «droits de l’homme», la «liberté de circulation». En certaines situations, rien ne subvertit plus le monde tel qu’il est que le recours au monde tel qu’il dit être.
Si nous ne devions avoir qu’une ambition, ce serait celle d’en finir avec la vieille servitude volontaire sur quoi repose tout pouvoir, tout ordre social, toute puissance du petit nombre sur le grand. Et d’en finir par le même mouvement avec cette peur du désordre qui est elle-même la matrice de la soumission volontaire, et avec la jalousie dont sont empreints tous ceux qui se retiennent de se livrer aux transgressions que d’autres s’autorisent.
D’abord, dire «non», pour pouvoir ensuite dire «oui» à autre chose que ce qui est. Je suis libre de faire tout ce que suis capable de faire (c’est ontologique), mais la société (l’Etat) met des limites à cette liberté absolue. Ces limites, je suis cependant libre de les franchir. A mes risques et périls. Cette tension entre la liberté et le droit – ma liberté et leur droit – se résout dans la responsabilité de qui, à tout moment, décide de respecter ou non le droit, et d’assumer les conséquences de son choix. Car la société, l’Etat, le droit me disent ce que j’ai le droit de faire, ce qui m’est interdit, ce que je suis obligé de faire. Et, me le disant, me disent aussi la récompense – ou la punition – de mon choix de suivre – ou non – la prescription qui m’est faite. De ceci, je suis libre de tenir compte ou non.
Rien n’est plus obéissant qu’un cadavre. Mais nous sommes vivants.