Contrechamp

Redonner grandeur aux droits humains

Pierre Bühler, professeur émérite de théologie et contributeur régulier de la revue asile.ch, livre une analyse autours de l’«univoque», du «singulier» et de l’«universel», en s’appuyant sur sa lecture de plusieurs ouvrages récents. Des notions qui, selon lui, permettent d’élargir la compréhension des enjeux socioculturels des politiques d’asile.
Redonner grandeur aux droits humains
Pierre Bühler: «En réduisant les personnes déplacées dans le monde à une étiquette, on les met résolument à distance.» KEYSTONE
Réflexion

Lorsqu’on tente de s’interroger sur la politique d’asile, il peut toujours être utile de placer ce thème dans un contexte plus large. Cela permet de mieux saisir ses enjeux, de comprendre comment elle s’insère dans la réalité socioculturelle et pourquoi elle peut subir les effets de dynamiques plus profondes.

Mentionnons quelques éléments, en guise d’introduction. Les décès aux frontières ne cessent d’augmenter, d’année en année, et pourtant ces chiffres macabres ne font guère la une des journaux. D’où vient cette indifférence aux drames de l’exil? Et si ce n’est pas de l’indifférence, ce sont alors des positionnements sans nuance, prônant des solutions radicales, que ce soit de fermeture ou d’ouverture totale des frontières. On peine à trouver dans l’opinion publique des avis réfléchis, faisant l’effort d’une argumentation sensée. Les débats se résument souvent à des affrontements entre ceux qui «aiment» et ceux qui «n’aiment pas», alimentés par les jugements à l’emporte-pièce qui se répandent sur les réseaux sociaux.

Et d’où vient ce scepticisme en matière de valeurs universelles qui fait qu’on est prêt à accepter sans trop sourciller certaines violations de droits fondamentaux, en faisant passer nos «bonnes solutions» avant nos devoirs d’humanisme? Les grands acquis des Lumières ont-ils cessé de nous éclairer? Ne devrions-nous pas les retrouver, pour ne pas laisser le droit d’asile s’abîmer dans le sombre négoce d’arrangements pratiques? Cet article se donne pour but d’aborder quelques-unes de ces questions en présentant quelques ouvrages récents qui s’attachent à décrire diverses tendances qui habitent les mentalités de l’époque.

• La perte de l’ambiguïté et de la diversité. Thomas Bauer, un islamologue allemand, observant combien l’islam a perdu de sa diversité ancienne pour devenir dans ces dernières décennies quelque chose d’erratique et de rigide, a entrepris de dégager une évolution comparable dans le monde actuel1T. Bauer, Vers un monde univoque. Sur la perte d’ambiguïté et de diversité, Paris, L’Echappée, 2024.. De même que la nature subit une perte catastrophique de la biodiversité, la culture humaine est elle aussi confrontée à une uniformisation, qu’il repère dans la religion, dans l’art, mais plus globalement aussi dans la vie quotidienne: partout les mêmes produits, dans les mêmes supermarchés, les mêmes fastfood; et les humains se tiennent tous penchés sur leurs téléphones portables, accros à leurs réseaux sociaux mondiaux. Il n’y a plus de place pour l’ambiguïté et la diversité, qui intriguent, interpellent et demandent des efforts créatifs d’interprétation. Dans un monde devenu univoque, c’est l’indifférence qui se répand, car tout apparaît comme in-différent.

Mais en réaction à cette indifférence, un mouvement opposé se développe aussi. Il vise à réaffirmer la différence en la radicalisant, en la posant comme une vérité absolue. L’ambiguïté et la diversité se trouvent une fois encore chassées, car tout doit être clair, poli et à sens unique, excluant toute hésitation, tout doute. Ainsi, le monde univoque se trouve confronté à une polarisation entre l’indifférence et les fondamentalismes, les deux pôles s’alimentant mutuellement, et pour y échapper, il faudrait redécouvrir la créativité de l’ambiguïté et de la diversité.

• Le courage de la nuance. En s’inspirant de sources différentes, plus littéraires et philosophiques, le journaliste et essayiste français Jean Birnbaum propose, dans son opuscule Le courage de la nuance2J. Birnbaum. Le courage de la nuance, Paris, Seuil, 2021., de lutter contre les assertions à l’emporte-pièce et les jugements radicaux, en augmentation dans un monde où, sous l’influence des réseaux sociaux, les débats sont menés à coups de like et où les désapprobations s’expriment souvent par des insultes. Convoquant des écrivains et penseurs comme Albert Camus, Hannah Arendt, George Orwell, Raymond Aron ou encore Roland Barthes, entre autres, Birnbaum montre comment la nuance met en évidence à chaque fois la singularité des points de vue et permet ainsi de désamorcer les thèses péremptoires et de préserver des espaces de discussion respectueuse. «Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison», disait déjà Camus dans les années 1940. Ces auteurs ont souvent été considérés comme des traîtres parce qu’ils refusaient de se laisser embrigader ou parce qu’ils dénonçaient les excès d’une idéologie (les crimes staliniens, par exemple).

Il y a donc bien un courage éthique à réaffirmer la nécessité de la nuance, comme une forme de résistance aux injonctions de choisir à tout prix un camp, aux discours fermés, imperméables à la distance critique et autocritique. Et Birnbaum de revendiquer, avec l’appui de ses auteurs, l’humour comme une forme de prise de distance, «une mobilité sans laquelle l’intelligence court le risque de la sclérose».

• Le singulier, le piège de l’identité et l’universel. La philosophie postmoderne (Michel Foucault, ou encore Jean-François Lyotard) a contribué à jeter le discrédit sur les perspectives généralisantes, sur ce qu’ils appellent les «grands récits». Ces derniers ne sont-ils pas le reflet du pouvoir des forts, masquant plus ou moins bien les injustices, les souffrances que subissent les faibles, les petits? Dès lors, cette pensée appelle à déconstruire ces discours majoritaires pour reconnaître et protéger les minorités lésées, afin qu’elles ne se trouvent pas dissoutes dans un récit unificateur. Se trouve ici souligné le pluriel des différentes communautés, chacune devant être considérée dans la singularité de son identité. Refuser de les soumettre aux principes universalistes permet de dévoiler des rapports de force latents, des hiérarchies cachées dans l’organisation sociale, par exemple des races ou des genres. Dans ce dévoilement résiderait un potentiel critique susceptible de transformer ces rapports vers plus de justice, d’égalité et de reconnaissance réciproque.

Yascha Mounk, politologue enseignant aux Etats-Unis et à Paris, reconnaît qu’il y avait au départ dans cette déconstruction postmoderne une «idée progressiste». Mais il y voit également un piège, lorsque cette tendance à prioriser les identités singulières s’exacerbe si bien que la bonne idée de départ devient délétère3Y. Mounk, Le piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère. Trad. de l’anglais par B. Peylet, Paris, Ed. de l’Observatoire, 2023.. Dans Le piège de l’identité, l’auteur décrit comment cette pensée est sortie des murs des universités pour s’appliquer dans le système politique et socioéducatif étasunien. Les êtres humains se trouvent définis en fonction de catégories identitaires qui les caractérisent d’abord et fondamentalement par leur appartenance à une certaine communauté, et une seule: un tel est noir, ou homosexuel, ou transgenre, etc. Toute tentative de transcender cette caractérisation identitaire devient impossible.

Mounk y voit une réduction dangereuse à la seule appartenance à son groupe. Il devient alors difficile d’élargir les allégeances au-delà de ces identités particulières et de reconnaître en celle ou celui qui appartient à une autre communauté identitaire une sœur ou un frère en humanité. Ce qui sépare devient plus fort que ce qui rassemble. Un autre danger que souligne Mounk, c’est qu’en mettant l’accent sur les identités, on court le risque de faire le jeu des nationalismes populistes. Ils auront tôt fait de créer de mêmes clivages, en disant que «nous, les Américains» (ou «nous, les Suisses»!) n’avons rien à faire avec ces étrangers, ces «autres», etc. Ainsi, «le populisme de droite et le piège de l’identité se nourrissent l’un de l’autre».

Mounk termine alors son ouvrage par un plaidoyer pour l’universalisme, visant à réaffirmer ce qui nous rassemble dans nos identités singulières au lieu de les laisser sombrer dans des clivages délétères. Cet universalisme, l’auteur le voit dans l’héritage de la démocratie libérale.

• Pour un universalisme radical. Une exigence de l’universalisme que souligne également Omri Boehm, un philosophe israélo-allemand qui vient de recevoir le prix du livre de la Buchmesse de Leipzig. Son livre intitulé Radikaler Universalismus4O. Boehm, Radikaler Universalismus. Jenseits von Identität. Trad. de l’anglais à l’allemand par M. Adrian, Berlin, Ullstein, 2022.s’inspire d’un triple héritage: la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis; l’article «Qu’est-ce que les Lumières?» d’Emmanuel Kant (dont nous célébrons cette année le 300e anniversaire de la naissance); tandis qu’à l’arrière-plan se tient chez lui la figure biblique d’Abraham qui n’hésite pas exiger obstinément de son Dieu qu’il agisse de manière juste. Boehm lui aussi cherche une possibilité de parvenir, au-delà des identités, à une reconnaissance mutuelle des humains qui permette à ces identités de devenir stimulantes plutôt qu’enfermantes. Pour lui, l’universel est celui des droits humains proclamés haut et fort au siècle des Lumières.

Et l’asile dans tout ça?

Il est bien clair que les quelque 110 millions de personnes déplacées dans le monde n’attirent pas toute l’attention qui devrait leur revenir. Leurs destinées, leurs malheurs laissent une large frange de la population indifférente. «Tant pis s’ils meurent», m’a répondu récemment une personne à laquelle je parlais des drames de la Méditerranée. Lorsque ces personnes exilées arrivent chez nous, elles font très vite l’objet de remarques virulentes, de jugements cassants marquant la différence profonde qu’il y a entre «elles» et «nous». Ainsi se manifeste la polarisation signalée par Bauer entre l’indifférence et les fondamentalismes, de type nationaliste et populiste notamment. Il y a dans cette polarisation quelque chose comme un cercle vicieux: les discours dominants étant radicaux, celle ou celui qui se met à douter, à poser des questions critiques, se trouve réduit·e au silence et donc renvoyé·e à une indifférence impuissante, paralysante.

 

Et il s’avère bien difficile de faire intervenir le courage de la nuance au sens de Birnbaum. Les discours sont arrêtés, les «pour» et les «contre» clairement répartis, sans hésitation possible, alors que Camus considérait le «devoir d’hésiter» comme un impératif catégorique.

Dans la manière de caractériser ces personnes par des catégories génériques comme «les migrant·es», «les requérant·es» ou «les réfugié·es» s’opère une exclusion. Il n’est plus guère possible de les saisir dans leur diversité plurielle, comme toutes sortes d’êtres humains comme nous. Ce qui les sépare, «eux», de «nous», est plus fort que ce qui pourrait nous rassembler. En les réduisant à une identité précise, à une étiquette, on les met résolument à distance.

C’est peut-être bien ce qui fait qu’on ne se sent plus inaliénablement tenu de leur reconnaître l’intégralité des droits humains, qui feraient d’eux des êtres comme nous. En matière d’asile, les droits humains semblent devenir de plus en plus négociables. Ainsi, l’[ex] premier ministre5Dans son texte rédigé avant les législatives britanniques de juillet 2024, l’auteur fait référence à la politique migratoire menée par l’ex-premier ministre Rishi Sunak, à qui le travailliste Keir Starmer a succédé. Après avoir mis fin à l’«accord Rwanda» dès son investiture, ce dernier a depuis durci son discours, vantant lors d’une visite à Rome le «pragmatisme» de son homologue d’extrême droite Giorgia Meloni, ndlr. anglais ne semble guère se gêner de dire que les expulsions au Rwanda se feront, même si elles violent des droits humains. Et en contradiction avec la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, l’Europe finance à coups de millions des actions illicites de déportation de milliers de personnes migrantes en Afrique du Nord, dans le seul but de les empêcher d’arriver en Europe. Pour ne pas avoir les mains sales, les Etats européens «sous-traitent donc à des Etats tiers des violations des droits de l’homme»6Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’université Jean-Moulin-Lyon-III, dans Le Courrier du 24 mai 2024..

Donc, avec Yascha Mounk et Omri Boehm, il faut réaffirmer haut et fort l’universel, qui est autre chose que l’univoque que redoute Bauer, un universel qui nous unit toutes et tous dans nos identités singulières. Ces dernières ont toute leur raison d’être, à condition toutefois de ne pas susciter des clivages irréversibles, mais de générer des interactions fructueuses. Il faut redire l’importance des valeurs démocratiques qui font cette «force de la communauté» qui, selon le préambule de la Constitution fédérale, «se mesure au bien-être du plus faible de ses membres». Il faut reconnaître encore et encore la force inaliénable des droits humains.

Pour le dire à la manière de Donald Trump: Make Human Rights great again! [Redonnons toute leur grandeur aux droits humains].

Notes[+]

* Paru dans asile.ch, 198, juin 2024.

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