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Matières premières et banques sous l’œil de la justice

Deux procès qui se tiennent ces jours-ci à Bellinzone immortalisent la face opaque de deux secteurs importants de la place financière suisse.
Suisse

Un Martien désireux d’apercevoir quelques aspects obscurs de la Suisse devrait se catapulter à Bellinzone cette semaine. Au Tribunal pénal fédéral (TPF) se tiennent deux procès qui donnent un aperçu de deux secteurs typiquement helvétiques. Deux secteurs qui, de par leur nature même, sont particulièrement exposés aux risques criminels: le négoce de matières premières et la banque.

Pas plus loin qu’hier, un ancien responsable du financement de Gunvor, géant mondial du négoce de pétrole basé à Genève, a comparu devant la Cour des affaires pénales. L’homme est accusé par le Ministère public de la Confédération (MPC) de corruption d’agents publics étrangers: il aurait participé à des versements de pots-de-vin à des fonctionnaires du Congo-Brazzaville pour un montant total de plus de 35 millions de dollars. Pour la même affaire, il y avait déjà eu la condamnation d’un trader, en 2018, et de Gunvor elle-même, en 20191>Communiqué MPC, 17.10.2019, https://tinyurl.com/kmm5pp8j.

Cette affaire est emblématique d’un phénomène que les activistes et les universitaires appellent la «malédiction des ressources»: un pays riche en ressources naturelles, comme le Congo, qui reste néanmoins parmi les plus pauvres et les plus corrompus du monde. Et parmi les corrupteurs, on trouve les géants suisses du négoce, comme Gunvor. Pour cette société cofondée par un fidèle de Vladimir Poutine, Guennadi Timtchenko, la corruption faisait au moment des faits2>Entre-temps, M. Timtchenko a vendu ses parts en mars 2014 et la société Gunvor affirme aujourd’hui qu’elle «dispose désormais d’un programme complet de mise en conformité à même d’éviter ce genre d’erreurs dans le futur». partie de la culture d’entreprise. «Acceptée et inhérente à l’activité commerciale», a écrit le procureur fédéral Gérard Sautebin. Plus précisément, un système élaboré de bakchichs avait été mis en place, qui aboutissait dans les poches d’un certain nombre d’intermédiaires ayant des relations haut placées dans les sphères du pouvoir congolais. Certains de ces pots-de-vin ont ensuite été transmis aux kleptocrates qui dictent leur loi à Brazzaville depuis des années, en particulier la famille Sassou Nguesso.

Dévoilée au grand public par Public Eye en 2017, l’affaire Gunvor au Congo n’est pas un cas isolé, dans un pays – la Suisse – qui est un centre mondial du commerce des matières premières. La même société genevoise a été condamnée3>Communiqué MPC, 01.03.2024, https://tinyurl.com/ycxd84ue au printemps par le Parquet fédéral pour des faits similaires en Equateur. Récemment, c’était au tour de Glencore: le géant basé à Baar (Zoug) a été condamné 4>Communiqué MPC, 05.08.2024, https://tinyurl.com/bddzp2xb pour une affaire de corruption dans l’autre Congo, dont la capitale est Kinshasa. Puis, à la fin de l’année, ce sera le tour de Trafigura, un autre cyclope opérant depuis Genève. La société et trois personnes – dont l’ancien numéro deux du groupe – comparaîtront 5>Communiqué MPC, 06.12.2023, https://tinyurl.com/yjrtyaed devant le TPF pour une affaire de corruption en Angola.

Autre procès, autre image de la Suisse. Aujourd’hui, 1er octobre, la première banque helvétique, UBS, comparaît devant la Cour d’appel du TPF. Au centre de l’affaire, un vaste réseau d’argent sale appartenant à un puissant groupe criminel bulgare, dirigé par l’ancien lutteur Evelin Banev. UBS a hérité du dossier gênant de Credit Suisse, qui a été condamné 6>Communiqué TPF, 27.06.2022, tinyurl.com/4u8tpu9c pour cette affaire en juin 2022. Ces derniers mois, la banque dirigée par Sergio Ermotti a tout fait pour se débarrasser de cette succession embarrassante. Elle a par exemple demandé la suspension de la procédure, Credit Suisse ayant formellement cessé d’exister. Demande rejetée 7>TPF, décision du 19 août 2024, Cour d’appel, https://bstger.weblaw.ch/pdf/20240819_CN_2024_18.pdf, mais les avocats d’UBS sont désormais prêts à exhumer même les morts. En l’occurrence, l’ancienne employée de Credit Suisse condamnée aux côtés de la banque en juin 2022: UBS estime que le décès de cette femme, survenu en 2023 alors que son appel était en cours, ne permet pas de poursuivre la banque pour un délit de blanchiment d’argent que personne n’a concrètement commis au sein de l’établissement. La question est technique et l’on verra ce que diront les juges.

Au-delà des aspects formels, c’est la nature de l’affaire qui devrait intéresser notre cher Martien. Le procès mettra en effet en scène un pan de ce qui s’est passé à Paradeplatz il y a une quinzaine d’années. Un roman policier avec des personnages cyniques et corrompus et des pelletées d’argent sale qui ont été déposées sur des comptes contrôlés par des mafiosi bulgares. De l’argent qui a ensuite été investi dans l’immobilier, y compris en Suisse. Des faits anciens, objectera-t-on. Certes. Mais les voies du blanchiment sont infinies et, de manière peut-être moins scabreuse, l’argent sale continue d’affluer dans les caisses helvétiques: en témoigne le nombre de communications au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS), qui a augmenté de 56% l’an dernier.

Notes[+]

* Journaliste.

Paru en italien sur naufraghi.ch (accès direct: https://tinyurl.com/4wr92a26), l’article a été traduit et adapté au français par son auteur.

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