La densification, à quel prix?
Les années 1990 et 2000 ont été hantées par le spectre de l’étalement urbain et sa conséquence, le mitage territorial, à savoir le développement diffus de villas individuelles venant grignoter les terres agricoles et renforcer la dépendance à la voiture. Soucieux de combattre ce mitage, la Confédération et les cantons ont promu dès les années 2000 l’idéal d’une «ville compacte», consacrant le principe de «densification vers l’intérieur» dans la loi sur l’aménagement du territoire (LAT) de 2014. Il s’agissait de préserver les zones agricoles en densifiant un maximum les zones déjà construites. La ville compacte est devenue ainsi la solution inespérée à la fois à la crise du logement et à la crise écologique.
Si l’idée est raisonnable, on s’aperçoit désormais que la densification vers l’intérieur n’est pas exempte d’effets pervers1>Voir les critiques esthétiques rapportées par la NZZ: www.nzz.ch/nzz-am-sonntag-magazin/haessliche-schweiz-ein-land-voller-bausuenden-und-architektonischer-verbrechen-ld.1845156 qu’il importe de prendre à bras le corps si l’on veut densifier de manière écologiquement et socialement responsable.
Alors que la densification vers l’intérieur se vêtait de toutes ses qualités, le logement lui-même est devenu un des actifs les plus recherchés du capitalisme financier, renforçant sa valeur spéculative au détriment de sa valeur d’usage. Au cours des vingt dernières années, la part des logements détenus par des investisseurs institutionnels (banques, caisses de pensions, assurances) est passée de 23 à 33%. Black Rock, le plus grand gestionnaire d’actifs immobilier du monde, détient désormais 6% du marché immobilier suisse2>Voir le rapport «Spotlight on Black Rock»: https://spotlightonblackrock.ch/fr/. En finançant la majorité des nouvelles constructions dans les grandes villes, les opérateurs institutionnels sont devenus les opérateurs principaux de la densification vers l’intérieur.
Apparaît alors cette situation paradoxale: les appels écologiques à la densification des villes ont eu pour revers d’offrir un blanc-seing pour le déploiement du capitalisme immobilier, les opérateurs les plus spéculatifs se revêtant des atours d’une densification vertueuse. Malgré la démultiplication de labels promettant l’équilibre entre la densité, le retour sur investissement et la justice sociale, les opérations de densification – par la transformation des friches ferroviaires des CFF, la surélévation des immeubles ou le comblement des «dents creuses» – ont trop souvent contribué à l’éviction des populations les moins aisées3>Kaufmann D, Lutz E, Kauer F, Wehr M, Wicki M: Erkenntnisse zum aktuellen Wohnungsnotstand: Bautätigkeit, Verdrängung und Akzeptanz. Bericht ETH Zürich 2023.. Bien entendu, le capitalisme immobilier ne fait pas que rémunérer de riches actionnaires, il est devenu aussi essentiel pour consolider nos retraites ou encore pour équilibrer la balance fiscale de nos villes. Des enjeux sociopolitiques qui sont au cœur des ambiguïtés de la densification vers l’intérieur.
A ces ambivalences sociales, on doit encore ajouter celles de l’artificialisation des sols. La prise de conscience des effets ravageurs des îlots de chaleur a ouvert de nouvelles perspectives sur les méfaits de la densification lorsqu’elle s’accompagne de l’abattage d’arbres qui ont mis des décennies à se déployer et d’une imperméabilisation accrue des sols.
On le comprend, même si la densification est nécessaire et contient potentiellement de nombreuses vertus, il faut désormais se confronter collectivement à ses ambiguïtés et limites. Si le «mitage» a révélé les effets délétères d’une densification trop diffuse, une densification trop concentrée fait surgir un nouveau spectre, celui du «bourrage». Une déclinaison maladroite de la «densification vers l’intérieur» qui, au lieu de renforcer les équilibres sociaux, écologiques et économiques, fait le lit de la spéculation, de l’éviction des moins nantis et de l’artificialisation.
A cet égard, il est frappant de voir qu’en 2023 un propriétaire privé à pu abattre à Genève plusieurs vieilles maisons et un cèdre centenaire qui constituaient un petit havre de paix au cœur du kilomètre carré le plus dense de suisse pour mettre à la vente un an plus tard des 5 pièces à 2 millions de francs. Il faudrait aussi évoquer dans ce même secteur les nombreuses dents creuses comblées et surélévations qui viennent peser avec force sur des écoles, des pataugeoires et des parcs déjà saturés.
La ville compacte n’est donc pas la solution miracle que l’on a pu espérer au début du XXIe siècle. En nous armant de nouveaux savoirs et de nouvelles régulations, il s’agit désormais de mettre sur pied un véritable plan social et écologique de la densification. Une densification raisonnée qui devrait s’ancrer dans le bâti déjà existant et prendre soin de la biodiversité présente dans nos villes afin de régénérer nos manières de voisiner entre les humains et avec la nature.
Notes
Luca Pattaroni est sociologue, LaSUR EPFL.