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Sœurs ennemies, vraiment?

La polarisation des positions entre agriculture et écologie ne cesse d’attiser un feu qu’il semble bien difficile de maîtriser. Comment en est-on arrivé là et quelles pistes pour sortir de cette vision manichéenne stérile? Réflexion de Vanessa Renfer, paysanne et secrétaire d’Uniterre.
Suisse

Au royaume des stéréotypes, on demande le méchant paysan pollueur et l’ignare écolo bobo. C’est forcer le trait, bien sûr, mais c’est le triste constat que nous sommes nombreux à faire jour après jour. Erigées en vérités absolues, ces positions bien campées coupent court à toute tentative de discussion et ne laissent la place qu’au mépris et au repli sur soi. A l’origine, la méconnaissance a fait son nid. L’évolution structurelle de l’agriculture a conduit l’immense majorité de la population à perdre contact avec la terre et oublier ses racines. Tant d’idées fausses circulent sur la réalité du monde paysan! Prenons le célèbre exemple de la détention des poules en batterie: interdite en Suisse depuis 1992, elle continue d’être amenée dans les discussions et citée en contre-exemple, simplement parce que beaucoup ignorent ce qu’impliquait ce mode de détention et à quel point les choses ont évolué.

L’ignorance peut se trouver au sein de n’importe quelle corporation, elle est donc le premier ennemi à combattre. Non seulement elle empêche d’avancer, mais de plus fait office de carburant pour des joutes stériles et délétères. En tant que paysan·nes, nous devons aussi avoir l’humilité de reconnaître que nous ne savons pas tout et que nous pouvons nous tromper.

La crainte du changement, inhérente à l’être humain, freine malheureusement bien des évolutions positives. Reprenons l’exemple des poules en cage. Certain·es éleveur·euses à l’époque ont dû argumenter que «ça ne marchera jamais» de passer à un mode de détention au sol avec sorties en plein air. Pourtant qui aujourd’hui aimerait revenir en arrière? Ces mêmes débats ont lieu maintenant en Europe, où la détention en cage est progressivement remplacée par des systèmes pratiqués en Suisse avec succès depuis plus de trente ans…

La précarité dans laquelle évolue le monde paysan est un autre facteur qui concourt à cette situation conflictuelle. Lorsque vous avez le couteau sous la gorge, que vos finances sont au plus mal, il est difficile de dégager du temps et de l’énergie pour oser d’autres pratiques et d’autres méthodes. La tête dans le guidon peut empêcher d’imaginer une autre façon d’être paysan·ne. Le paradoxe est d’autant plus cruel que les méthodes qui tendent vers plus de durabilité sont en principe encouragées par une plus-value financière. Or le désenchantement est souvent considérable lorsque le ou la paysan·ne réalise que le susucre promis ne compense pas les investissements et n’améliore pas sa situation socio-économique.

Les fortes tensions qui naissent entre la réalité des paysan·nes et les exigences liées à une meilleure prise en compte de notre environnement trouvent également leur origine dans l’incohérence des politiques publiques. On soumet les producteur·rices à l’impitoyable loi du marché et à la concurrence déloyale des produits importés. En même temps, on attend d’eux des pratiques vertueuses qui augmentent les coûts de production alors que le marché ne permet pas de les rétribuer, et que les fonds mis à disposition par la Confédération sont chaque année mis sous pression. Dès lors, le clash est inévitable.

On doit toutefois se poser la question: qui entretient ces dissensions et qui a intérêt à les voir perdurer? Au sein du comité d’Uniterre, la conviction est forte que l’agriculture et l’écologie ne doivent pas se percevoir comme des ennemies impossibles à réconcilier, au contraire. Les paysan·nes ont travaillé de tous temps en synergie avec leur environnement. Le tournant vers une agriculture de domination du vivant n’est que très récent à l’échelle de l’histoire de l’humanité.

L’on ne peut que s’étonner de la tactique employée par la faîtière agricole [l’Union suisse des paysans] qui n’a pas jugé pertinent de soutenir notre campagne pour des prix équitables, mais qui investit des montants considérables (2 millions de francs, à notre connaissance) pour lutter contre une initiative [biodiversité, en votation le 22 septembre] qu’elle juge extrême, mais qui pourrait très bien pour finir ne concerner que très marginalement les paysan·nes. Quel intérêt a la plus grande organisation paysanne du pays à entretenir la division entre producteur·rices et consommateur·trices? Il est difficile de ne pas faire le lien avec les intérêts économiques de grands groupes agro-industriels ou avec des détenteurs de certains labels qui ne doivent leur existence qu’à la différence entre les productions écologiques et moins écologiques. Rappelons ici que les labels sont souvent une bonne excuse pour dégager des marges conséquentes, voire exagérées, et qu’ils embrouillent les consommateur·rices en complexifiant de façon artificielle le choix de leur alimentation.

L’agriculture paysanne prônée par la Via Campesina libère la politique agricole d’une immense lourdeur administrative, en offrant des solutions efficientes pour répondre aux défis qui attendent l’humanité dans les décennies à venir: évolution du climat, enjeux de santé publique en lien avec l’accessibilité à une alimentation saine pour tou·te·s, amélioration des conditions socioéconomiques de la paysannerie et sauvegarde de la biodiversité, tout cela peut être géré par des méthodes différentes offrant enfin la réconciliation tant attendue de l’agriculture et de l’écologie. Uniterre appelle à quitter de toute urgence cette dichotomie invivable et inutile pour se concentrer sur un véritable projet de société agricole et alimentaire.

Article paru dans Uniterre d’août 2024.

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