Contrechamp

Un Ukrainien sans importance

«Mon seul ami ‘prorusse’ est mort pour l’Ukraine. Qu’avait-il à faire dans cette histoire qui le dépassait?» L’historien Eric Aunoble retrace la vie du «soldat» Kostia, porté disparu en juin. Hommage à un «lumpenprolétaire de presque 50 ans» pris dans les bouleversements de l’espace post-soviétique, qui renvoie à la question sociale en temps de conflit armé.
Un Ukrainien sans importance
Des soldats ukrainiens en route vers la ligne de front, dans la région de Donetsk, août 2024. KEYSTONE
Hommage

«21/06/2024
INFORMATION À LA FAMILLE N°314
Je vous informe avec tristesse que le tirailleur-brancardier de la première section du deuxième peloton de la troisième compagnie d’assaut du régiment *****, le soldat Kostiantyn ****, né le 2/10/1972, a été porté disparu le 19/06/2024 vers 7h05 en accomplissant une mission de combat dans le cadre de son devoir de défense de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine face à l’agression de la Fédération russe. Cela fait suite à un tir d’artillerie venu du côté des troupes d’occupation dans le district de Tchasiv Iar de la région de Donetsk.»

Mon seul ami «prorusse» est mort pour l’Ukraine. Qu’avait-il à faire dans cette histoire qui le dépassait? Etait-ce à Kostia à perdre la vie pour un pays qu’il n’avait jamais considéré comme le sien et pour une «liberté» dont il n’avait pas goûté les fruits?

Il était né en 1972 dans une grande ville russophone à l’est de l’Ukraine. A l’époque, on aurait juste dit qu’il était né dans une grande ville soviétique. Qui plus est, sa famille était russe et même descendante de l’aristocratie russe. En fait, il s’agissait plutôt d’une noblesse polono-balte, devenue «russe» après avoir été déportée vers l’intérieur de l’Empire suite à l’insurrection polonaise de 1863. Sans avoir de raisons d’apprécier le tsarisme, la famille n’était pas non plus probolchevique. Elle émigra donc pendant la Guerre civile (1918-1921) pour s’installer finalement en France. Convaincu du patriotisme de Staline durant la guerre de 1941-1945, son grand-père décida de « rentrer » en 1955, et la famille s’installa là où vivait une de leurs rares parentes, dans cette grande ville russophone à l’est de l’Ukraine donc.

A la maison, le petit Kostia entendait parler aussi bien le français que le russe. Toutefois, là où son grand frère attrapait des mots dans les deux langues, lui se mettait à bégayer. On ne lui parla donc plus qu’en russe et ses parents comprirent qu’il avait une certaine fragilité. Heureusement, la voie de Kostia semblait toute tracée dans le système soviétique, depuis l’école jusqu’à la retraite. Il ne risquait pas grand-chose d’autre que les règlements de compte de cour de récréation dont son grand frère pouvait le sortir. Il reste qu’à la fin des années 1980, la guerre en Afghanistan devenait une menace alors qu’il approchait de l’âge de la conscription. Quelques relations et l’intégration à un peloton d’élèves gradés suffirent alors à éviter le pire.

On croyait à l’époque aller vers un avenir meilleur et ses parents furent enthousiasmés par la perestroïka. Non seulement Gorbatchev entrouvrait la porte à une liberté qu’ils n’avaient plus connue depuis leur départ de France, mais le début de la libéralisation économique avait permis à ce couple d’ingénieurs de remeubler à neuf leur appartement. Attaché à leur grand pays, ils avaient voté pour le maintien d’une URSS «rénovée» en mars 1991, comme 70% des Ukrainiens. Ils s’accommodèrent néanmoins de l’indépendance, plébiscitée cette fois à 90% six mois plus tard. Ils n’avaient certes aucune sympathie pour les premiers présidents ukrainiens Leonid Kravtchouk et Leonid Koutchma, de tristes apparatchiks de second rang. Mais, comparés à l’alcoolisme et aux frasques du président russe Boris Eltsine, les dirigeants ukrainiens faisaient presque bonne figure.

L’absence de règles pouvait peut-être bénéficier à des petits…

De cette période de bouleversements, Kostia ne connut, lui, que la lutte pour la survie. Sans entregent ni qualifications, pas assez méchant non plus pour faire l’homme de main, il ne lui restait qu’à vendre ses bras. Dans la deuxième moitié des années 1990, il tenta sa chance à Moscou. Alors que l’économie ukrainienne coulait à pic, on disait que Iouri Loujkov, le maire de la capitale russe, construisait le capitalisme dans une seule ville, comme Staline avait voulu construire le socialisme dans un seul pays. L’absence de règles pouvait peut-être bénéficier à des petits : même sans papiers, on pouvait s’infiltrer dans la capitale et essayer de capter un filet du flot de dollars qui circulait.

Il s’embauchait selon la fortune du jour sur les marchés ou les chantiers. Son seul privilège d’Ukrainien était au moins de n’être pas un «cul-noir» comme on appelait ses collègues ex-soviétiques d’Asie centrale ou du Caucase montés aussi à la capitale. Quelle que fût leur origine, tous dormaient dans des foyers où ils étaient doublement rançonnés, pour le loyer et pour payer la «protection» de la police. L’administration les réveillait à 4h00 du matin quand une descente de flics «surprise» était prévue à 5h00. Pour prendre une douche, il allait, puant, chez une tante qui faisait partie de l’intelligentsia moscovite. Elle mangeait de la vache enragée comme tout un chacun, mais le monde dont il lui parlait dans son argot de sous-prolétaire, elle ne pouvait ni ne voulait le comprendre.

Au moins, quand il rentrait dans sa ville natale d’Ukraine pour quelques jours, il avait des sous et pouvait plastronner et pontifier: «On gagne bien en Russie… à condition de dépenser en Ukraine». «Les patrons, il faudrait tous les tuer. Et les ressusciter le jour de la paye». Et d’ajouter: «Payés trois fois moins que les Moscovites, nous, les Khokhols1>Terme péjoratif pour Ukrainien, le khokhol désigne à l’origine la houppe du cosaque. A l’inverse, le Russe est désigné comme Katsap, le bouc, parce qu’il portait la barbe., on est des Nègres dans les plantations». Au moment où il devait reprendre le train pour Moscou, sa mère devenait à chaque fois comme folle. Dans un lapsus, elle s’écria une fois «Je ne peux pas qu’il parte».

Kostia finit par revenir définitivement dans sa ville. Il travailla sur un grand marché, réputé dans toute l’ex-Union soviétique et dont la direction était même indiquée sur la rocade de l’aéroport international de Kiev, à 500 km de là. Son patron était arménien. En fait, tout le marché était organisé et stratifié par «nationalités». Depuis les ex-soviétiques jusqu’aux Vietnamiens et aux Africains, chacun avait sa spécialité et son rang… Et lui, c’était le petit blanc en bas de l’échelle qui trimballe des cartons. Sur un marché du travail organisé selon la «race», le voilà devenir raciste.2>Lire aussi Hélène Richard, «Loin du front, la société ukrainienne coupée en deux», Le Monde diplomatique, novembre 2023.

Il vit dans un univers foncièrement injuste où chacun écrase qui il peut. Ce qui modèle sa vision du monde. Les hommes politiques lui inspirent une haine inextinguible et plus ils se parent de vertus humanistes et démocratiques, plus il les déteste. Ça peut se comprendre: tous mentent et volent, alors les moins scrupuleux sont paradoxalement les plus honnêtes. L’adage «c’est peut-être un salopard, mais c’est un salopard comme nous» le conduit vers l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch contre la «révolution orange» (2004) puis contre celle du Maïdan (2014). Il devient même carrément prorusse, se persuadant que le président russe Vladimir Poutine a au moins mis les oligarques au pas. Et puis sa période moscovite devient rétrospectivement un âge d’or à mesure qu’il vieillit et stagne ou régresse. Il ne travaille même plus sur le grand marché et devient «chabachnik», un homme à tout faire, embauché au noir à déblayer des gravats ou à faire un déménagement.

Quel est le monde intérieur d’un lumpenprolétaire de presque 50 ans? Dans sa chambre, il y avait de vieux livres soviétiques vantant les exploits militaires russes et une cassette VHS du film Brat sur les gangs de Leningrad à la fin de l’URSS. Surtout, il avait accumulé des bibelots achetés sur le marché où il travaillait: tableaux à paillettes, fontaine lumineuse, le tout made in China. Des choses brillantes et colorées qui scintillent quand il fait froid et noir dehors, l’hiver. Quand il parlait, c’était toujours une histoire qu’il racontait. Une histoire vraie, une histoire drôle ou une petite fable avec sa morale. Il y avait un côté paysan là-dedans. Le sens n’était jamais donné. Il devait se déduire ou se deviner. Comme si toute la société avait une structure secrète sous forme de petites superstitions et d’aphorismes sous sa surface moderne. Après la mort de sa mère en 2017, il n’avait plus personne pour déchiffrer cette gnose avec lui.

La peur de la misère plus forte que celle des tirs

Le 24 février 2022, il a vu l’invasion russe comme un jour sans travail et donc sans paye. Sa première préoccupation fut de trouver un emploi stable (vigile dans un magasin) pour remplir le frigo malgré les prix qui explosaient… Même si une bombe thermobarique a explosé quelques jours plus tard sur la caserne juste derrière chez lui, la peur de la misère a été plus forte que celle des tirs. Et les petites fables ont viré à l’aigre. Les troupes qui attaquent la ville, ce n’est pas vraiment l’armée russe puisque les soldats sont surtout des Asiatiques et des «culs-noirs». L’OTAN veut mettre son nez partout pour protéger le «milliard doré»3>Dans la propagande du Kremlin, population privilégiée des pays occidentaux dont les dirigeants américains et européens défendraient le confort au détriment du reste du monde.. Ben Laden a eu raison de faire les attentats de 2001 contre les Etats-Unis et d’ailleurs, il est toujours vivant. C’est une guerre «pour le pognon» et les combattants ukrainiens de Bakhmout ont prévenu qu’ils iraient à Kiev régler son compte à cette «gueule de youpin de Zelensky». Il me dit cela le 17 juin 2023, trois jours avant que les combattants de Bakhmout de la milice Wagner ne se dirigent, eux, vers Moscou…

Ce ne sont pas ces idées peu loyalistes qui ont failli le faire incorporer dans l’armée au printemps 2022, mais le fait d’être sorti saoul dans une ville presque encerclée où la consommation d’alcool était interdite. La commission médicale a vu à qui elle avait affaire et a préféré le renvoyer dans ses foyers.

Rien de tel fin avril 2024, alors que le manque d’hommes se fait sentir au front. Lors d’un contrôle dans la rue, on s’aperçoit qu’il aurait déjà dû se présenter au bureau d’enrôlement. On lui confisque son téléphone et on le fait monter dans un bus militaire. Pas d’échappatoire pour le quinquagénaire, contrairement à d’autres, plus jeunes et plus patriotes dotés d’une meilleure position sociale et de plus de relations. Un mois d’instruction dans un camp d’entraînement à quelques dizaines de kilomètres du front avec la vague promesse à la sortie de faire le factotum à l’état-major de la brigade pour convoyer, entre autres, les cadavres. En fait, c’est bien de ça qu’il s’agit, mais au front, dans un groupe d’assaut. C’est ce qu’il a expliqué d’une voix terrorisée lors de son dernier coup de téléphone à sa famille, le 15 juin. Le 19 au matin, il était porté disparu.

Son père avait peint un tableau peu après sa naissance. Le bébé dans les bras, il s’était représenté en clown triste, tout désemparé de sa responsabilité devant cet enfant.

Notes[+]

Eric Aunoble est historien. Article paru dans «Lettres du Donetsk – Les blogs du Diplo», http://blog.mondediplo.net

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