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Les imaginaires pris aux pièges du récit

La difficulté à agir hors des autoroutes du capitalisme pourrait être en partie due à la disparition du temps vacant, remplacé par des récits omniprésents et prescripteurs. A l’instar des trames narratives des séries qui engoncent les êtres dans l’illusion de l’action. Analyse de Bertrand Cochard, spécialiste de Guy Debord, pour Moins!.
Les imaginaires pris aux pièges du récit
«Il est désormais usuel de remplir son temps libre en se faisant raconter des histoires, pour passer le temps.» KEYSTONE
Philosophie

Il est devenu monnaie courante de dire que nous vivons dans des sociétés de l’image: chaque fois que l’on s’emporte contre le consumérisme, la publicité, la politique-spectacle, le sensationnalisme médiatique, les réseaux sociaux, etc., il est convenu de s’en prendre aux images. On soulignera leur capacité à façonner nos désirs et à véhiculer des normes de conduite (se rendre à la salle de sports pour ressembler au type en slip de chez Calvin Klein, ou au mannequin en maillot deux pièces de chez Calzedonia); on rappellera que «l’image, ce n’est pas la réalité» (en suggérant que ce qui nous est montré ne correspond souvent qu’à une version au mieux tronquée, au pire magnifiée, de la réalité); on accusera enfin les images de standardiser nos imaginaires, ou, ce qui revient au même, d’empêcher l’exercice autonome de notre imagination.

Et, si l’on a été confronté, lors de sa formation en philosophie, à la célèbre allégorie platonicienne de la Caverne, on pourra aisément conclure, en prenant soin de ne pas omettre de citer Matrix ou The Truman Show: nous sommes prisonniers d’une nouvelle Caverne.

Sortir de la caverne

Il n’y a rien de délirant dans cette analyse: de fait, les images sont partout, tout le temps, autour de nous. Seulement, dans le cadre de cet article, je souhaiterais proposer une autre voie: si l’on tient à comparer notre situation historique à celle des prisonniers de la Caverne de Platon, et si par «être prisonnier dans la Caverne», on sous-entend «être maintenu dans un état d’hébétude critique et affective, entravant la libre pensée», alors je crois qu’il n’est pas tout à fait exact d’attribuer aux images ce pouvoir-là.

Aujourd’hui, dans la Caverne, ce ne sont pas les images qui dominent: ce sont les récits. Autrement dit, l’image ne dispose d’un tel pouvoir de captation de l’attention que dans la mesure où elle est engagée dans des trames narratives, qui constituent autant de récits dominants contribuant à maintenir un état de statu quo: le couple, l’entrepreneuriat de soi, la carrière, etc. C’est, je crois, par cette voie que l’on se donnera les moyens de comprendre l’omniprésence de la catégorie de récit dans les sociétés contemporaines 1> Sur ce point, on peut se reporter à Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2008..

Pourquoi un tel besoin de récits? On peut sans doute faire de cette production de récits le marqueur spécifique de la différence anthropologique – c’est-à-dire de ce qui distingue l’être humain du reste du vivant. C’était encore la thèse d’Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne, lorsqu’elle précisait que «la principale caractéristique de cette vie spécifiquement humaine, dont l’apparition et la disparition constituent des événements de ce monde, c’est d’être toujours elle-même emplie d’événements qui à la fin peuvent être racontés, peuvent fonder une biographie»2>Hanah Arendt, La Condition de l’homme moderne, 1958, dans L’Humaine condition, Gallimard, coll. «Quarto», 2012, p. 137..

Mais, dans ce cas, pourquoi accuser les récits de nous maintenir dans la Caverne? Il faut ici rappeler ce que signifie «sortir de la Caverne» dans le texte de Platon: le prisonnier s’extrait de la Caverne lorsqu’il commence à réaliser que le rapport sensible qu’il a toute sa vie noué avec la réalité ne lui livre de cette réalité qu’une version incomplète et fausse (n’oublions pas que, dans le monde sensible, la Terre est plate). En d’autres termes, je sors de la Caverne lorsque je commence à réaliser que mes sens ne constituent pas une voie privilégiée pour connaître la réalité – de fait, ma sensibilité ne me met en rapport qu’avec des images, des apparences, des «phantasma» disait Platon.

Aujourd’hui, et parce que les récits ont pris une telle place dans nos vies, il faudrait plutôt dire: la sortie de la Caverne implique de s’émanciper d’un rapport narratif à la réalité. Et, de fait, pas plus que cette sortie ne requiert chez Platon de renoncer définitivement à sa sensibilité (comment le pourrait-on, à moins de mourir?), l’émancipation actuelle n’exige évidemment pas de renoncer à toute forme de récit, mais de se rappeler qu’il existe d’autres voies, intelligibles, conceptuelles, des voies qui ne racontent rien, pour se frayer un chemin vers la réalité.

C’est d’ailleurs de cette manière que la philosophie est née en Grèce il y a plus de 2500 ans, avec le Poème de Parménide. Le Poème commence dans un registre mythologique: il était une fois un type sur un chemin, une déesse, deux voies se présentant à lui, etc. Et puis, vint la phrase qui a donné naissance à la philosophie telle que nous continuons encore, du moins pour certaines et certains, de la pratiquer: «L’être est. Le non-être n’est pas». Parménide substitue ici une approche conceptuelle et logique à une approche narrative de la réalité. Peut-être peut-on ainsi le considérer comme le premier prisonnier libéré de la Caverne.

Peur du vide

Si la critique du récit présente aujourd’hui une telle importance, c’est aussi pour des raisons historiques: aucune société n’a peut-être autant que la nôtre érigé la catégorie de récit en secret dernier de l’analyse sociale. Plus que l’image, on trouve le récit partout: dans l’idéologie du développement personnel – où l’on apprend qu’il faudrait et qu’il suffirait de «changer son récit» pour changer sa vie; dans l’entreprise – où les salariés sont invités à se fédérer autour d’un récit commun, sous peine d’ostracisme; en politique, où les spin doctors appliquant l’art du storytelling règnent en maîtres; et, bien entendu, dans la sphère du divertissement – les plateformes de vidéo à la demande (VOD) ont certainement accéléré la diffusion rapide de la forme-récit dans nos vies quotidiennes, et il est désormais usuel de remplir son temps libre en se faisant raconter des histoires, pour passer le temps.

C’était en un sens ce que soulignait Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme. Dès 1956, il remarquait que la plupart des activités de loisir (regarder la télévision par exemple) avaient essentiellement pour fonction de faire passer le temps – ce qui est d’ordinaire la conséquence de l’activité, et non son but.

L’explication qu’il a donnée de ce phénomène n’a rien perdu de sa pertinence; elle se trouve même renforcée aujourd’hui, au regard du système numérique dans lequel nous baignons, et qui pilote nos comportements du matin au soir. Selon Anders, le travail3>Günther Anders insiste sur le travail; bien entendu il faudrait étendre sa critique à d’autres institutions (telle l’école – voir sur ce point Ivan Illich, Une société sans école, 1970) et dispositifs de toutes sortes (notamment les appareils numériques). nous a tellement habitués à être occupés, tellement habitués à ne pas décider librement des activités qui rythment notre temps que, lorsque nous faisons face à la responsabilité d’avoir à choisir ces activités, nous sommes confrontés à un vide angoissant. Angoissant, ce vide l’est, non seulement parce qu’il réclame d’être rapidement rempli, mais aussi en ce qu’il nous installe face à nous-mêmes, nous expose à un soi que l’on préfère fuir. Ainsi se tournera-t-on volontiers vers des activités comme le binge-watching de séries4>Par «binge-watching», on entend désormais une activité consistant à enchaîner les épisodes d’une série, jusqu’à épuisement (en référence au binge-drinking, activité consistant à avaler de grandes quantités d’alcool en très peu de temps)., sur lesquelles on se déchargera de la responsabilité d’avoir à relancer le cours du temps, et qui auront surtout cette immense vertu de nous permettre de ne pas avoir à penser à nous-mêmes. Et que tous les sens soient sollicités: on gardera ainsi son smartphone à portée de main, non loin de la sushi box édition limitée de la série Stranger Things! «Parce que si un seul d’entre eux reste inoccupé, prévient Anders, il constituera une brèche par laquelle le néant pourra s’engouffrer»5>Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1956, L’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 161..

Une objection vient tout de suite à l’esprit: tout de même, si l’on considère le monde des séries, on en trouvera aisément qui assurent, par le récit, une fonction critique. Ainsi de la série «technocritique» Black Mirror; de séries d’anticipation comme Extrapolations – censées nous «sensibiliser» à la question de l’effondrement en nous projetant dans des futurs apocalyptiques; ou encore de séries dites «sociétales» comme Sex Education, Euphoria ou When They See Us, garantissant la visibilité de certaines minorités et des problèmes auxquels elles sont exposées. Ne faudrait-il pas porter ces séries aux nues, elles qui mettraient la narration au service de l’advenue d’un monde meilleur? Dans mon ouvrage Vide à la demande. Critique des séries, je propose au contraire de qualifier ces entreprises supposément critiques d’«archi-spectacle»6>Bertrand Cochard, Vide à la demande. Critique des séries, Paris, L’Echappée, 2024, p. 143-150..

Elles sont en effet emblématiques d’une société spectaculaire-marchande qui s’enracine plus profondément encore en donnant l’illusion de son autocritique. Tandis que la planète se transforme de manière toujours plus irréversible et incontrôlée sous l’effet de la marchandise – le spectacle, disait Guy Debord, n’est rien d’autre que «l’économie toute-puissante devenue folle»7>Guy Debord, «Commentaires sur la société du spectacle», 1988, dans Œuvres, Paris, Gallimard, collection Quarto, 2006, p. 1616. –, nous consommons massivement des divertissements culturels qui prétendent non seulement nous exposer les raisons de cette transformation, mais les manières de l’empêcher. Cela relève, me semble-t-il, d’une croyance excessive en la capacité des récits à nous instruire, et à proposer des horizons narratifs capables de nous fédérer – par le récit, on «invente des possibles», d’autres «façons d’être vivant», etc. Plus besoin, en somme, de sortir de la Caverne: les récits projetés sur la paroi se chargeront, à notre place, de nous proposer des voies d’émancipation.

A cela, il faudrait encore ajouter autre chose: que ces récits qui circulent dans la Caverne contribuent à standardiser les imaginaires, on ne saurait trop le dire, tant l’offre en produits culturels est diversifiée. Néanmoins, il est indéniable que la technologie numérique, qui nous donne désormais accès partout, tout le temps, à des contenus divertissants; qui ne laisse aucun répit, aucune place pour le vide; qui transforme chaque temps mort en expérience exigeant d’être remplie; il est indéniable, donc, qu’une telle colonisation ne peut pas laisser l’imagination indemne. C’était d’ailleurs la leçon de Flaubert dans Madame Bovary: plus l’imaginaire est rigide, saturé, plein-à-craquer (comme celui d’Emma, façonné par des romans à l’eau-de-rose), moins l’imagination fonctionne (Emma étant incapable de fantasmer la réalité autrement que par cet imaginaire).

En 1935 déjà, Paul Valéry notait que «nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui. Notre nature a horreur de vide»8>Paul Valéry, Le bilan de l’intelligence, Conférence prononcée le 16 janvier 1935, Variété III, Gallimard, 2002, p. 258.. Aujourd’hui, chaque moment de vide pleinement vécu est déjà une petite victoire contre les industries numériques, qui voudraient empêcher toutes ces occasions favorables à l’introspection, l’imagination et la réflexion. Et s’il est évident qu’on ne saurait évidemment rejeter les récits en bloc9>Dans sa lecture d’En attendant Godot de Samuel Beckett, Günther Anders rappelle à quel point la destruction de la «fable», du récit ordonné, était pour Beckett la seule manière de raconter précisément ce qu’il voulait raconter: l’histoire d’êtres privés d’histoire(s), sans temps (in Vide à la demande, op. cit., p. 123-125)., ou se dispenser d’une analyse que préciserait la fonction qu’ils peuvent remplir dans la constitution d’un imaginaire révolutionnaire10> Sur ce point, on peut se référer à Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975., on peut se rappeler que les philosophes grecs préconisaient le «panmetron»: de la mesure en toutes choses. Pas tout à fait le chemin que les grandes plateformes de VOD nous font prendre, elles qui satisfont notre attachement à la fiction en nous promettant «des montagnes de divertissement» (Paramount+) ou du «divertissement à l’infini» (Amazon Prime). Moins, c’est sûrement mieux.

Notes[+]

Paru dans Moins!, no 71, juil.-août 2024.

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