Mettre la voiture au pas
«Je suis pour la voiture au pas, la voiture qui va au rythme du piéton et pas l’inverse. Ça veut dire une toute autre politique […], une politique que je ne crains pas de dire un peu plus anarchiste: moins de feux rouges, moins de protections, […] ces pauvres piétons sont dans des ghettos de bandes jaunes et doivent […] faire le tour d’une place pour pouvoir la traverser». Ces propos sont ceux de Jean-Marc Lamunière (1925-2015), professeur à l’EPFL et figure tutélaire de l’architecture suisse1> Bruno Marchand, «Jean-Marc Lamunière, l’humaniste moderne », Le Temps, 14 août 2015.. C’était au printemps 1984, il s’exprimait à l’occasion d’une table ronde de la TSR2>«Table ouverte», TSR, 4 mars 1984.. Un plaidoyer avant l’heure pour des zones de rencontre et une invitation, comme il le dit lui-même, à «renverser la hiérarchie» dans le partage de la rue en milieu urbain. Cette hiérarchie avantageant le transport individuel motorisé dans la circulation a encore ses défenseurs et, malgré de grands progrès en faveur des modes de déplacements dits actifs, on semble encore très loin du changement de paradigme préconisé par Lamunière il y a pile 40 ans!
Ce régime d’inégalité entre les modes de déplacement sur l’espace public ne s’est pas instauré sous l’influence magique de la motorisation et de la démocratisation de l’automobile. Il est le produit de choix politiques et notamment de lois entrées en vigueur dans différents pays d’Europe dans les années 1920-1930. Pour la Suisse, la Loi fédérale sur la circulation de 1932 a été déterminante. Notons qu’à cette époque, le trafic motorisé individuel est encore peu développé et que la possession d’une automobile est réservée à une élite. Cette loi représente alors une victoire pour la «communauté automobile»3>Christoph Maria Merki, Der holprige Siegeszug des Automobils 1895-1930: zur Motorisierung des Strassenverkehrs in Frankreich, Deutschland und der Schweiz, Wien, 2002. dont font alors partie les clubs de propriétaires d’auto, ainsi que les professions de la route et de la branche automobile.
D’une part, elle a relégué à la marge les cyclistes et les piétons – devenus officiellement «les autres usagers de la route» – car ils et elles n’avaient désormais plus le droit de se déplacer librement sur la chaussée. D’autre part, elle a entériné le transfert de compétence en matière de circulation vers la Confédération, une stratégie visant à diminuer l’impact des résistances locales et réduire les mesures limitatives locales envers l’automobile. Elles étaient nombreuses au début du XXe siècle. En 1901, la vitesse était généralement limitée à 10 km/h dans les localités et à 30 km/h en rase campagne. Dans les années 1920, en Suisse, la plupart des cantons interdisent la circulation automobile le dimanche après-midi. La loi de 1932 aura raison de ce type de restrictions.
Il ne s’agit pas de revenir en arrière mais d’inventer de nouveaux modèles où la marche – le mode de déplacement a priori le plus sain et écologique qui soit et, quoi qu’on en pense, majoritaire en milieu urbain – serait au centre de l’attention. A l’heure actuelle, entre les incitations à la marche et les entraves persistantes (aménagement peu incitatif ou inexistant, longue attente à de nombreux feux…), il y a beaucoup plus qu’un pas: un pas gêné par le trafic, un pas constamment en danger et entravé par cet héritage historique automobile, auquel il est si difficile de renoncer.
Pour l’instauration d’une réelle «marchabilité», sûre, agréable et donc attractive, qui s’étende au-delà des uniques centres-villes et des îlots piétonniers issus des années 1970, il faut faire preuve d’imagination et d’audace, comme le préconisait Lamunière. Les buts ne sont de loin pas seulement écologiques, il en va également de la qualité de vie de toutes et tous. Il s’agit d’inventer de nouveaux régimes de circulation qui permettent une mobilité active entre les quartiers et qui n’excluent pas le périurbain.
Les voies vertes vont dans ce sens, ainsi que les cheminements piétons entre propriétés prévus dans les plans localisés de quartier (PLQ). Dans cet avenir «marchable» ou praticable sans voiture, l’accès des centres-villes devrait être maintenu à la circulation motorisée réduite au strict nécessaire: personnes à mobilité réduite; transports publics; livraisons et transport professionnel; urgences. La marchabilité doit permettre de se déplacer sur de longues distances, donc être pensée en réseau et garantie par de vraies voies piétonnes reliant les quartiers – voire les communes – entre eux. Cette «correction» des décisions prises il y a 100 ans et ce bouleversement des hiérarchies préconisé par les professionnels depuis bientôt un demi-siècle sont une véritable révolution, difficile à mener, mais… en marche.
Notes
* Historienne, LaSUR EPFL.