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A Berlin, la bataille pour l’eau a déjà commencé

La capitale allemande et sa région doivent affronter une diminution rapide de leurs réserves d’eau, due au changement climatique mais aussi à la fermeture des mines. Un facteur de conflits.
Berlin
A Berlin, la bataille pour l’eau a déjà commencé
Avant d’arriver à Berlin (ici sur la photo), la rivière Spree, traverse la Lusace, une région minière. Et c’est ce passage qui permet à la Spree de gonfler son cours grâce au pompage de l’eau assuré par les mines de charbon. Mais celles-ci vont fermer. KEYSTONE
Allemagne

Un pipeline d’eau de mer et une usine de dessalement pour alimenter en eau potable la capitale allemande et sa région? Jusqu’à aujourd’hui, de telles installations se trouvent là où le sol est aride et où le soleil flambe, au sud de l’Espagne, au Maghreb ou en Arabie saoudite. Mais en Allemagne, à 200 km de la mer Baltique? L’idée est pourtant sérieusement à l’ordre du jour. Car le bassin démographique constitué par Berlin et le Land de Brandebourg, au moins cinq millions de personnes, consomme toujours plus d’eau alors que ses ressources diminuent de manière inquiétante.

Depuis l’année dernière, les hydrogéologues de l’Université technique de Berlin suivent l’évolution du niveau et des vitesses d’écoulement des petits cours d’eau au sud de la métropole, entre Berlin et la réserve de biosphère Spreewald, classée par l’Unesco. «Pendant des mois, les mesures n’indiquaient que des zéros. Les rivières se sont en fait toutes asséchées à partir de mai et juin 2023», explique Irina Engelhardt, cheffe du projet «SpreeWasser:N», qui vise à développer un management régional intégré des ressources hydrographiques.

Si les fortes précipitations de l’hiver dernier ont apporté une trêve bienvenue, la région vit une situation de quasi-sécheresse depuis 2018 avec un déficit hydrographique durable. «L’est du pays est une des régions les moins arrosées d’Allemagne. Et la tendance est aux évènements orageux courts et violents alternant avec des phases sans pluie toujours plus longues. Ce qui empêche la reconstitution des nappes phréatiques», précise Hagen Koch, hydrologue à l’Institut de Potsdam sur les effets du changement climatique (PIK).

De mines qui gonflaient la rivière

«Les eaux souterraines et de surface de notre région se raréfient. En 2050, il faudra au moins 50 millions de mètres cubes d’eau supplémentaires par an seulement pour la capitale», prévient Axel Vogel, ministre de l’Environnement du Brandebourg. Résultat: «Klima 2050», la première stratégie suprarégionale commune aux deux Länder de gestion de l’eau, a été lancée pour un rendu en 2025. Elle intégrera une étude de faisabilité pour la construction d’un pipeline d’eau de mer vers Berlin et sa région à partir de la côte Baltique.

C’est surtout le rapport publié en juin 2023 sur les suites de la «sortie du charbon» par l’Office fédéral de l’environnement (UBA) qui a créé l’électrochoc, réveillé les politiques et averti l’opinion publique de la crise de l’eau en désignant deux grands responsables de la pénurie: le réchauffement climatique et l’arrêt des activités minières dans le Brandebourg et la Saxe.

Pour comprendre le rapport entre les mines et l’eau, il faut savoir qu’avant d’arriver dans la capitale, la rivière Spree, premier pourvoyeur d’eau potable de Berlin, traverse la Lusace, une région minière grande comme les cantons du Valais et de Berne réunis. Et c’est ce passage dans la Lusace qui permet à la Spree de gonfler son cours.

En effet, la Prusse, puis la RDA et enfin l’Allemagne réunifiée, ont creusé au fil du temps 40 énormes mines à ciel ouvert. Mais pour atteindre tout le lignite dont les sols regorgent, il est nécessaire de faire baisser les eaux des nappes phréatiques. Depuis plus d’un siècle, des milliers de pompes rejettent donc ces eaux dans la Spree.

L’UBA évalue le surplus versé depuis le 19e siècle à 58 milliards de mètres cubes d’eau. Soit environ deux tiers du volume d’eau du lac Léman! «Une bonne moitié de l’eau qui coule aujourd’hui dans la Spree près de Cottbus provient toujours d’eaux souterraines pompées. Pendant les mois chauds d’été, cette proportion augmente jusqu’à 75%», précise l’Agence environnementale.

« Le manque d’eau croissant touche entre autres la mise à disposition d’eau pour la plus grande usine d’eau potable de Berlin à Friedrichshagen » UBA

Forcément, avec la fermeture progressive des mines de charbon, qui devrait être totale en 2038, le volume d’eau pompée ne cesse de diminuer. Le rapport de l’UBA en évoque les conséquences: «Le manque d’eau croissant touche entre autres la mise à disposition d’eau pour la plus grande usine d’eau potable de Berlin à Friedrichshagen. La dilution des eaux usées nettoyées de Berlin avec l’eau de la Spree – environ 220 millions de mètres cubes par an – devient également de plus en plus problématique».

A l’été 2022, avec la chaleur exceptionnelle et l’absence de pluie, le débit de la Spree est ainsi tombé à 0,79 m3 par seconde, alors que le débit minimal habituel est de 4,5 m3. Il a fallu recourir aux réserves du barrage de Spremberg, seule réserve mobilisable rapidement. On relève aussi un début d’assèchement du Spreewald et de son écosystème unique, bâti autour d’un réseau de 200 canaux. Celle-ci fait vivre 10000 personnes qui commencent à craindre le pire.

L’industrie grosse consommatrice

«Après la réunification, on a poursuivi la stratégie est-allemande de combler les trous de mines désaffectées avec de l’eau, et ainsi de transformer la Lusace en grande région de lacs pour le tourisme. C’est complètement inadapté à la situation actuelle», s’exaspère René Schuster, président de l’ONG environnementale Grüne Liga.

L’étude de l’UBA relève que pour mener à bien ce projet, six milliards de mètres cubes d’eau seront encore nécessaires. «Il est toujours prévu que les quatre grands gisements en activité soient inondés», affirme René Schuster en rappelant que «le facteur d’évaporation d’un lac est 14 fois celui d’un champ.»

De multiples conflits autour de l’eau se préparent (lire ci-dessous). Au «Congrès sur l’eau» organisé début avril par les Chambres de commerce et d’industrie Berlin-Brandebourg, l’inquiétude régnait: «Nos entreprises se demandent sérieusement s’il y aura suffisamment d’eau pour tous à l’avenir», expliquait alors Jens Warnken, président de la CCI de Cottbus en pointant le risques de luttes de répartition.

Dans le cadre de la préparation du plan « Klima 2050», diverses solutions sont en discussion. Berlin veut intensifier la récupération ciblée des eaux de pluies pour l’irrigation et les nappes phréatiques, avec la mise en place naissante d’un réseau de containers urbains. L’utilisation d’un ou plusieurs lacs artificiels déjà existants, exclusivement comme réservoirs est aussi envisagée. Ceux-ci sont actuellement alimentés par l’eau de pluie et, encore, par l’eau des mines.

En revanche, de fortes ponctions d’eau sur les fleuves voisins que sont l’Elbe et l’Oder sont peu probables. Le premier connaît régulièrement des interruptions de sa navigation. Quant au second, il a perdu 75 % de ses poissons il y a deux ans, après une intoxication massive due à la baisse et au réchauffement de ses eaux. Enfin, au vu du niveau de sécheresse, il est exclu de poursuivre le pompage des nappes phréatiques du Brandebourg et de Saxe (comme c’était l’usage dans les mines), pour partager avec Berlin.

Le ministre de l’Environnement de Saxe Wolfram Günther, rappelle aussi que l’eau est devenu un facteur important pour les implantations industrielles régionales: «En Lusace, la réussite des mutations structurelles après la « sortie du charbon » en dépend.»

Sur le papier, la coûteuse solution du pipeline d’eau de mer est donc séduisante car elle seule semble pouvoir résoudre d’un coup une bonne partie des problèmes de la région tout en lui permettant de préparer un avenir plus écologique. Le Brandebourg rêve ainsi de devenir un important centre de production d’hydrogène vert pour l’industrie et le transport. Mais à raison d’au moins 9 litres d’eau pour produire 1kg d’hydrogène, ces plans doivent pour l’instant rester dans les tiroirs.

Tesla, catalyseur des mécontentements

Dans les bois de la commune de Grünheide, à 35km au sud de Berlin, la Gigafactory de Tesla produit des voitures électriques depuis 2022. Le constructeur américain a révolutionné l’avenir industriel de la région. Mais il s’est implanté dans une forêt et sur une zone d’où les communes environnantes tirent leur eau potable. «Installer une usine chimique, car c’est ce qu’est en réalité une usine automobile, dans une zone protégée d’eau potable, en passant au-dessus de l’avis des habitants, c’est un crime», accuse ainsi Manuela Hoyer fondatrice de «l’Initiative citoyenne Grünheide», inquiète d’une implantation industrielle qui grandit et attire des sous-traitants.

Tesla s’est vu allouer 1,8 millions de mètres cubes d’eau par an pour une production de 500000 voitures. Et il a reçu le feu vert pour s’agrandir et multiplier la production par deux. Selon le syndicat intercommunal des eaux de Strausberg-Erkner (WSE), qui contrôle l’approvisionnement du site, le bétonnage de la zone d’extension de l’usine va compliquer l’écoulement des eaux de pluies. De plus, Tesla dépasse «constamment et de manière considérable» les seuils autorisés de phosphore et d’azote dans l’eau rejetée. Entre intérêts économiques, emplois, pressions politiques régionales et préservation écologique, le WSE et les habitants bataillent. Il n’est pas seul. La parcelle de forêt prévue pour l’extension est désormais occupée de manière permanente par une centaine d’activistes des initiatives « Tesla stoppen » et « Robin Wood », qui y ont installé un campement dans les arbres. TS