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Un droit fondamental à conquérir: le droit de se déconnecter

L'Impoligraphe

On revient de vacances, en sortant d’un temps où on s’était un peu déconnecté. Un peu, pas complètement, faut pas exagérer, on n’a pas vocation à l’érémitisme. Mais c’est bon, de se déconnecter (un peu). De se donner le choix de ce qu’on veut recevoir, de ce à quoi on veut répondre. On se retrouve comme quand on était jeune et frais, et qu’on n’était sollicité, rappelé, convoqué, que par le courrier qu’on recevait dans une boîte aux lettres ou éventuellement contacté par téléphone (mural et à cadran, le téléphone). Un temps où on ne vous prenait pas pour un chien qu’on siffle ou un valet qu’on sonne. Mais c’est fugace, ce retour nostalgique. Et quand on revient, on revient dans un monde connecté, numérisé, virtualisé. Et on envoie sa chronique au Courrier par courriel après l’avoir bidouillée sur son ordinateur, pas l’avoir tapée sur sa vieille machine à écrire et envoyée par la poste ou porté dans la boîte aux lettres du canard. N’empêche: on se demande comment, à défaut de pouvoir en sortir, l’apprivoiser, le meilleur des mondes numériques, le mettre à notre service, pas se laisser mettre à son service. Comment faire des outils numériques des outils de la démocratie et de l’accès aux services publics, sans en faire des passages obligés, des instruments exclusifs. Comment en faire des outils parmi d’autres. Comment user du numérique, tout en pouvant s’en passer. Comment en user sans s’y assujettir.

Parlons de là où on sévit: la Ville de Genève s’est dotée en 2024 d’une «charte des données numériques» et d’une «charte des données ouvertes» avec l’intention de favoriser la transparence et la cocréation; elle entend opérer une «transformation numérique» de son administration, mais assure, dans le plan directeur de cette transformation, en avoir une vision «inclusive et responsable». Qu’est-ce que cela signifie, quand dans la liste des demandes des services municipaux, on lit celle de «simplifier les démarches en ligne pour les demandes et le suivi des prestations sociales»? Dans le «triptyque organisationnel» présenté par le plan directeur municipal de la transition numérique, on évoque des projets «pour mieux répondre aux attentes des Genevoises et des Genevois», mais aussi «aux besoins de l’administration municipale afin d’optimiser et de rationaliser le travail des services de la Ville»… et si ces objectifs étaient contradictoires? Quant à l’objectif d’«intégrer les habitant·es dans l’évolution de la Ville, leur permettre d’échanger sur des sujets de société, de faire des propositions sur des réalisations futures ou en cours, de favoriser les rencontres entre différentes parties prenantes», qu’en dire, sinon que c’est l’objectif de toute démocratie locale, que c’en est même la condition, qu’on n’a pas attendu la «transformation numérique» pour en être conscients, et surtout qu’une agora réelle vaudra toujours mieux qu’une agora virtuelle et un budget participatif qu’un algorithme? On se sent comme dans un dernier carré de résistants à la limite de leur date de péremption, à avoir des doutes de ce genre, quand un sondage (en ligne, forcément) de l’université de Zurich auprès d’un millier d’internautes de plus de 14 ans nous signifie que l’usage de l’internet est comme une religion numérique quotidienne,qui remplit, selon le directeur de l’étude, Michael Latzer, les mêmes fonctions sociales que les religions traditionnelles et que pour 36% des jeunes de 14 à 19 ans utiliser leurs services numériques préférés leur procure une paix spirituelle. La religion numérique est l’opium virtuel du peuple, quoi… et c’est bon de rester athée pratiquant…

C’est bon, mais ça ne suffit pas. Parce que cette «religion numérique quotidienne» est aussi la chaîne virtuelle à laquelle d’innombrables travailleuses et travailleurs sont désormais liés. Cela s’appelle le télétravail. Il s’est imposé à l’insu de notre plein gré pendant la pandémie, et est vecteur de sollicitations incessantes de l’employeur à destination de l’employé, d’intrusion dans la vie privée, d’invasion de l’espace privé, de confusion de la vie professionnelle et de la vie privée…

Et on a beau nous expliquer que le numérique est une chance pour le climat, on a de gros doutes: comment, avec quoi, produit-on les centaines de milliers, peut-être les millions de smartphones, de tablettes, d’ordinateurs en usage dans une seule ville de taille modeste comme Genève? Artisanalement, dans des ateliers coopératifs autogérés, avec des matériaux biodégradables? Et quel est le bilan carbone du câblage? Et celui de l’extraction des métaux rares utiles à la production de toute l’instrumentation nécessaire à la numérisation de l’économie et des rapports sociaux? Et celui du recyclage de tout le matériel obsolète? Et de son renouvellement, puisque son obsolescence est programmée?

On a déposé au Conseil municipal, qui l’a adoptée (et a bien fait), une motion «Pour une Ville encore capable de parler à ses habitantes et habitants» demandant au Conseil administratif de ne pas réduire les possibilité offertes aux habitantes et habitants de s’adresser oralement aux services de la Ville, aux administrations et institutions municipales, les questionner et obtenir d’eux des réponses et des prestations, et de ne pas sacrifier ces possibilités au développement de l’«e-administration», et donc pour le moins de maintenir les permanences téléphoniques et les guichets présentiels. On est contents de notre motion et de son acceptation. Mais il faut aller plus loin: reconnaître et de garantir un droit nouveau: le droit à la déconnexion. Le droit de ne pas répondre quand on vous sonne comme on sonne un valet de chambre. Le droit de ne pas être contraint au télétravail, et de ne l’accepter que dans le respect du droit du travail et des prestations sociales et salariales qui lui sont liées.

Après tout, les collectivités publiques ont bien reconnu le droit à des lieux libres de fumée et des rues libres de voitures, pourquoi ne reconnaîtraient-elles pas le droit à du temps libre d’algorithmes?

Opinions Chroniques Pascal Holenweg Numérique

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lundi 8 janvier 2018

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