Razzia sur les boîtes à livres
Lors d’une visite impromptue au Festival du livre de Paris le 12 avril 2024, le président de la République Emmanuel Macron a évoqué une spécificité française: le prix unique sur le livre neuf, en vigueur depuis la loi Lang de juillet 1981. Pour défendre cette exception culturelle qui a protégé les libraires autant face à la grande distribution que devant les assauts du commerce en ligne, il a suggéré qu’il faudrait envisager une contribution prélevée sur les ventes de livres d’occasion.
La polémique qui a suivi a mis en lumière la seconde main et la variété de ses pratiques. Partant d’un questionnement sur la valeur et le sens des circulations du livre rendue possible par ses multiples modes de diffusion, Olivier Bessard-Banquy, professeur de lettres à l’université Bordeaux-Montaigne, a constaté que la plupart des analyses économiques ou sociologiques n’envisagent le livre qu’en tant que produit neuf. Or, bien que rarement mentionné dans le débat public, le marché du livre usagé est d’ores et déjà considérable, atteignant en France presque 900 millions d’euros en 2020, contre 4,3 milliards pour le neuf.
Les livres de seconde main ont toujours donné lieu à négoce: l’occasion est née avec le neuf, dès la naissance de l’imprimerie. Pour autant, le commerce électronique a récemment donné une nouvelle ampleur à ce marché, désormais accessible à tous, partout, tout le temps. Ce qui était marginal constitue depuis les années 2010 une menace pour l’édition : bien souvent, pour obtenir un livre, la nouveauté ne constitue seulement qu’une option parmi d’autres.
Comme objet matériel et symbolique, le livre connaît de multiples destins: affiché sur les rayons en nouveauté de la rentrée littéraire, il peut rejoindre les étagères d’une bibliothèque soigneusement entretenue autant qu’être abandonné au hasard des rues. Parfois sur un banc, parfois dans les boîtes à livres que l’on retrouve dorénavant en de nombreux endroits.
Mais si ce dispositif s’appuie sur des idéaux et des normes informelles, il pourrait bien, comme le suggère une expérience que nous avons menée, dériver vers une logique plus marchande, qui sévit déjà ailleurs dans l’univers de la seconde main.
Don et contre-don, une logique inexprimée
Les boîtes à livres sont des bibliothèques ouvertes, mises à disposition dans des lieux publics, accessibles sans contraintes et de façon gratuite, et permettant de déposer ou de prendre des livres (ou, parfois, des revues, voire des DVD). Les premières apparaissent en Autriche, puis aux Etats-Unis dans les années 1990 ; on en dénombre aujourd’hui des dizaines de milliers à travers le monde.
Ce système repose sur plusieurs principes qui, cumulés, renvoient à la logique du don et du contre-don, mise en évidence au début du XXe siècle par le sociologue Marcel Mauss. Le dépôt et le prélèvement sont anonymes, sans obligation et déconnectés l’un de l’autre : rien n’empêche un individu de déposer des livres sans en prendre, ou un autre d’emporter une partie ou la totalité d’une boîte à livres sans rien déposer. Par nature, il n’existe pas de système de contrôle, d’enregistrement ou de surveillance des contributions et des retraits, aussi bien en termes de quantité que de qualité des livres ou d’identité de l’usager.
Les boîtes à livres créent un échange déconnecté de toute nécessité pratique. On ne vient jamais y chercher un livre précis. L’ensemble du processus n’est adossé à aucune contrainte formelle ou légale comme dans une bibliothèque municipale où il existe des conditions d’inscription et des règles pour emprunter. Tout repose sur le volontariat.
Tout cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucune norme dans les échanges. On constate en effet que les utilisateurs des boîtes à livres déposent autant qu’ils prennent, et ce, de façon proportionnée : personne n’emporte tous les livres en bloc. Prendre est socialement corrélé à déposer, le contre-don est lié au don : chaque usager a assimilé cette discipline qui est pourtant inexprimée.
L’attente implicite des individus qui utilisent les boîtes à livres est qu’elles ne soient pas vides (on apporte un livre en échange de celui que l’on prélève), ni ne débordent (on ne déverse pas des livres obsolètes, abîmés, destinés au recyclage). Ainsi, comme dans le modèle de Marcel Mauss, bien qu’apparemment volontaires, le don et le contre-don répondent en fait à des obligations sociales très précises.
Les connexions avec cette théorie sont renforcées par la valeur symbolique des objets concernés. Dans la boîte à livres, l’échange n’est pas que matériel ; chacun apporte un livre qu’il recommande en quelque sorte aux autres. Le dépôt est à la fois une prescription et une projection de l’image que l’on souhaite donner de soi-même si le tout reste anonyme.
Au-delà de leur utilité matérielle, somme toute modeste, les boîtes à livres sont donc un véritable réceptacle de valeur symbolique et sociale. Bien plus, par exemple, que le dépôt des livres dans un point de collecte associatif ou un centre de recyclage car, dans ces deux cas, le donateur ne constate pas la réception de son don : dans la boîte à livres, le cycle don/contre-don se mesure visuellement, il suffit de passer sur place pour voir que le livre déposé a été pris ou, parfois, qu’il réapparaît après lecture.
Certaines boîtes sont créées par des associations, d’autres par des particuliers, d’autres encore par des entreprises (commerces, hôtels, résidences senior…) ou des municipalités: la commune de Maisons-Alfort (Val-de-Marne) a, par exemple, installé dans chaque quartier de la ville une boîte à livres de grande contenance, très visible et habilement protégée des intempéries. Particulièrement appréciées des habitants, elles sont le lieu de notre expérience.
Car une question se pose autour de cet objet iconoclaste: son mécanisme de don/contre-don peut-il résister à la logique de marché qui contamine le secteur?
L’essor des plates-formes de reventes de livres d’occasion entraîne en effet des comportements qui peuvent parasiter la logique altruiste des boîtes à livres. Les livres d’occasion ont désormais une valeur économique, déterminée par l’offre et le demande et se traduisant formellement par les prix d’achat et de vente sur des sites comme Gibert, Momox, Leboncoin, La bourse aux livres ou Ebay et Amazon. Dès lors, des individus vont fréquenter les lieux de revente de livres (comme les vide-greniers) pour y acheter à très bas prix des livres dont ils savent que la revente sera fructueuse (ils exploitent les codes-barres ou le numéro ISBN pour obtenir l’information en temps réel). Il n’est plus utile de s’intéresser au contenu du livre, ni même de savoir lire ou de parler français ; la conversation avec le vendeur, l’interaction sociale deviennent superflues.
Les boîtes à livres résistent-elles? Ont-elles été contaminées par ces dérives? Pour notre expérience, 1200 livres d’occasion relevant de la catégorie des romans policiers, en poche et en grand format, ont été discrètement marqués puis déposés dans six boîtes à livres de la ville de Maisons-Alfort, choisies pour leur proximité de nombreux lieux de revente de livres d’occasion (dans le sud-est parisien).
L’observation des lieux après remplissage a montré quelques passants, simples curieux ou habitués, piochant un ou deux titres parmi ces nombreuses «nouveautés». Mais, très vite, des individus équipés de sacs ont pris la quasi-intégralité du contenu des boîtes à livres. Celles-ci ont alors été remplies à nouveau par nos soins d’un nombre identique de livres. En tout, 2500 thrillers et polars ont ainsi été disséminés dans la ville. Le même phénomène s’est reproduit: dès le lendemain, elles étaient vides. Dans les semaines qui ont suivi, la fréquentation des boutiques de livres d’occasion qui procèdent à de l’achat immédiat et implantées à proximité (XIIe et XIIIe arrondissements de Paris) ont permis de voir réapparaître plusieurs dizaines d’exemplaires des livres que nous avions marqués.
Vers un utilitarisme froid?
Des boîtes à livres sont ainsi pillées pour en revendre les meilleures pièces, soit à des boutiques, soit aux sites et plates-formes en ligne. Tout le principe du don et du contre-don s’effondre, malmené par un usage strictement utilitaire et mercantile. Quelle conséquence cela a-t-il sur le contenu? Seuls des livres sans intérêt ou abîmés s’y trouvent, les usagers n’y dénichent plus de «contre-don» de qualité, qui justifieraient de déposer leurs propres livres. Le modèle perd toute légitimité du fait de la loi de Gresham, selon laquelle «la mauvaise monnaie chasse la bonne». La fréquentation s’étiole, les boîtes périclitent.
Cette dérive du don vers le marché est-elle spécifique au livre de seconde main? Dans leur rapport pour l’Ademe [l’agence française de la transition écologique], intitulé «Objets d’occasion: surconsommation ou sobriété?», Lucie Brice Mansencal, Valérie Guillard et Charlotte Millot constatent que certains utilisateurs des plates-formes de vente de produits d’occasion comme Vinted ou Leboncoin se professionnalisent. Le recours à l’occasion n’est plus motivé par la conjugaison de la quête de lien social et de solidarité, comme dans les vide-greniers ou les braderies associatives de type Emmaüs, mais par la volonté d’acheter de façon efficace économiquement, voire de réaliser des profits.
La conséquence est la baisse de la qualité des dons faits au bénéfice des plus démunis et la quête exclusive de contrepartie financière. Alors que le marché de l’occasion était historiquement fortement marqué par des logiques de troc ou d’échanges, la dimension symbolique que l’on pouvait y trouver s’efface, remplacée par un utilitarisme froid.
Espace jusqu’alors protégé, fragment d’utopie bienveillante dans la ville, la boîte à livres n’échappe pas à ces détournements intéressés, heureusement encore marginaux.
Joan Le Goff est professeur des universités en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).
Paru sous le titre «Pillages de boîtes à livres: le don dévoré par la logique marchande» dans The Conversation, le 11 juillet 2024, theconversation.com/fr