Solidarité

«Notre jeunesse en a assez»

Un mois après le vote de la loi sur le dégel du corps électoral et l’embrasement de la Nouvelle-Calédonie, Macron a annoncé la suspension de la réforme. Mais rien n’est réglé, nous explique le leader indépendantiste kanak Dominique Fochi.
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«Il faut savoir que la colonisation de peuplement a mis en minorité les Kanaks chez eux.», Dominique Fochi. KEYSTONE
Nouvelle-Calédonie

Dans la nuit du 14 au 15 mai, l’Assemblée nationale française adoptait le projet de loi constitutionnelle actant le dégel du corps électoral en Nouvelle-Calédonie. Cela faisait alors plusieurs mois que les indépendantistes de cet archipel français du sud du Pacifique, Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) en tête, étaient vent debout contre cette mesure. Et le faisaient savoir via une vaste mobilisation, menée par une Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) rassemblant l’ensemble des organisations politiques et syndicales souverainistes du territoire. En vain.

On connaît le résultat : suite au vote des députés à Paris, la Nouvelle-Calédonie s’est enflammée, semblant revenir soudain à la sanglante période des «événements» de la décennie 1980. Au mouvement de colère insurrectionnelle du peuple autochtone, les Kanaks, a répondu la mise en place de l’état d’urgence (du 13 au 28 mai), l’envoi massif de forces de l’ordre ou encore la formation de milices surarmées et brutales. Le bilan est lourd, avec des dégâts estimés à plus d’un milliard d’euros, des centaines de blessés au moins et neuf morts selon le dernier décompte officiel – dont deux membres des forces de l’ordre et six jeunes Kanaks.

Un mois après l’embrasement, la situation dans l’archipel passe peu à peu au second plan dans les médias, d’autant plus qu’Emmanuel Macron a annoncé la «suspension» du projet de loi dans la foulée de la dissolution de l’Assemblée nationale. Sur place, l’accalmie reste cependant très précaire et la crise bien loin d’être résolue. Entretien avec Dominique Fochi, membre de la CCAT et du bureau politique du FLNKS.

Pouvez-vous nous préciser la différence entre le FLNKS et la CCAT, dont on a beaucoup entendu parler ces dernières semaines ?

"Notre jeunesse en a assez"Dominique Fochi : Le FLNKS est la structure historique, créée en 1984 pendant les «événements». Il regroupe quatre des principaux partis indépendantistes, parmi lesquels l’Union calédonienne, dont je suis le secrétaire général. Mais il a élargi son dernier congrès à six autres organisations politiques et syndicales. La CCAT a été créée depuis sept mois seulement pour organiser la mobilisation contre le dégel du corps électoral et porter la voix des indépendantistes, notamment du FLNKS, sur le terrain. Ce dernier reste toujours le représentant du peuple kanak, que ce soit pour les discussions avec l’État ou au niveau international.

La CCAT a été accusée par le gouvernement français d’être à l’origine de la flambée de violences qu’a connue la Nouvelle-Calédonie. Le ministre de l’Intérieur l’a même qualifiée de «groupe mafieux»…

Nous n’avons rien à voir avec une organisation mafieuse. Ces propos venaient justifier l’envoi massif de gendarmes et de militaires et la répression des indépendantistes, toujours en cours au pays. Lorsque le président de la République est venu en Nouvelle-Calédonie [le 22 mai], il a rencontré en même temps que la délégation du FLNKS le représentant de la CCAT, Christian Tein, alors même que celui-ci était assigné à résidence. À l’issue de la discussion, Emmanuel Macron a reconnu que la CCAT était une organisation politique, menant un combat politique.

Rappelons qu’avant la mi-mai, cela faisait déjà plusieurs mois que nous organisions des manifestations pacifiques, conviviales, familiales, avec la CCAT contre le projet du gouvernement. Le 13 avril, nous avons rassemblé plus de 60 000 personnes. C’était un mois avant l’examen par l’Assemblée nationale de la loi sur le dégel du corps électoral. Mais nous avons face à nous un gouvernement qui ne nous écoute pas, qui a opté pour le passage en force. Et voilà, il s’est malheureusement passé ce qui s’est passé.

L’Etat français serait donc selon vous le premier responsable de la crise ?

Le pays a connu trente-six ans de paix grâce aux accords de Matignon et de Nouméa, qui ont été bâtis sur deux rails: le consensus et l’impartialité de l’État. Le gouvernement est sorti de ces rails. Notamment lorsqu’il a validé les résultats de la consultation du 12 décembre 2021, la dernière des trois prévues par l’accord de Nouméa, à laquelle les indépendantistes avaient appelé à ne pas participer en raison de la crise sanitaire due au Covid-19 qui nous frappait alors [avec une faible participation de 43,9 %, le non à l’indépendance avait obtenu 96,5 %].

Le gouvernement porte donc aujourd’hui la totale responsabilité de ce qui se passe au pays. Il s’est appuyé sur ses seuls relais locaux, la frange la plus extrême de la droite calédonienne, pour décider de l’avenir de notre territoire sans du tout prendre en compte les aspirations des indépendantistes. La moitié de la population calédonienne veut accéder à la pleine souveraineté, on ne peut pas leur marcher dessus comme ça.

Il faut savoir que depuis 1853 [date de la prise de possession du territoire par la France], le peuple kanak n’a jamais accepté la colonisation française. Regardez les livres d’histoire de la Nouvelle-Calédonie, il y a eu des révoltes de tout temps! On le voit encore ces dernières semaines. Les jeunes ont démontré qu’ils ne renonceront jamais au rêve de leurs pères, celui d’accéder à la pleine souveraineté de la Kanaky.

Il faut savoir que depuis 1853 [date de la prise de possession du territoire par la France], le peuple kanak n’a jamais accepté la colonisation française. Regardez les livres d’histoire de la Nouvelle-Calédonie, il y a eu des révoltes de tout temps!

On a en effet vu une jeunesse kanak très en colère, qui a porté le mouvement, en particulier dans la capitale Nouméa et sa banlieue…

Nous avons aujourd’hui sur Nouméa une jeunesse kanak urbaine, qui vit dans les quartiers populaires, dans les «squats» [le mot désigne localement les bidonvilles], parfois sans eau, sans électricité. Alors que dans les quartiers sud de la même commune, on se croirait sur la côte d’Azur, avec des riches en très grande majorité européens.

Tous les chiffres nous disent combien les Kanak sont éloignés de l’accès à l’emploi, à la formation… Ils représentent aussi plus de 90% des détenus du territoire! C’est dire la marginalisation de notre jeunesse qui en a assez d’être laissée pour compte dans son propre pays. Forcément, l’explosion sociale est venue s’ajouter à la revendication indépendantiste. Mais attention, celle-ci reste primordiale. Les jeunes sur le terrain sont d’abord des militants politiques, conscients des enjeux et des menaces que font peser sur nous les projets du gouvernement.

Pourquoi est-ce précisément ce projet de dégel du corps électoral qui a mis le feu aux poudres ?

Il faut savoir que la colonisation de peuplement a mis en minorité les Kanaks chez eux. Aujourd’hui, nous ne représentons plus que 40% de la population de l’archipel. Malgré cela, nos anciens ont décidé dès 1983 de partager le droit à l’autodétermination dont nous sommes détenteurs selon les Nations unies en tant que peuple colonisé – car, rappelons-le, la Nouvelle-Calédonie est inscrite depuis décembre 1986 sur la liste des territoires à décoloniser de l’ONU.

Nos aînés ont ouvert ce droit à l’autodétermination à l’ensemble des communautés arrivées dans le cadre de l’histoire du pays et installées de longue date chez nous. Que ce soit les colons libres, les colons pénitentiaires [des dizaines de milliers de bagnards ont été envoyés en Nouvelle-Calédonie aux XIXe et début du XXe siècle], etc. C’était un pari sur l’avenir, le «pari de l’intelligence» comme l’a dit Jean-Marie Tjibaou [figure indépendantiste kanak des années 1980]. Notre projet n’a jamais été un projet de renfermement sur nous-mêmes, mais bien d’ouverture. A condition qu’on ne nous noie pas dans le flot des nouveaux arrivants débarqués de la métropole.

La restriction du corps électoral, c’est donc la mère des batailles. C’est déjà ce qui avait conduit au soulèvement kanak des années 1980. On se souvient de 1984 avec le statut Lemoine, lui aussi voté au Parlement sans consensus local et prévoyant un référendum d’autodétermination avec un corps électoral ouvert. Ou de 1987, avec le statut Pons et un vote ouvert à tous ceux résidant sur le territoire depuis trois ans. On a l’impression de faire un bond de quarante ans en arrière. Tout ce qui a été négocié depuis, tout ce qui a été construit dans le cadre des accord de Matignon et Nouméa, Macron le détruit.

Quelle est la situation désormais en Nouvelle-Calédonie?

La tension n’est pas retombée, c’est encore bouillant. La visite du président de la République n’a rien arrangé du tout. Au contraire même. Il a entretenu un flou qui ne satisfait personne. Le gouvernement entend maintenant rétablir l’ordre en envoyant des troupes, des blindés, en arrêtant plus de 800 personnes, en montrant les muscles. Déjà que c’est compliqué chez nous, cela vient crisper encore davantage la situation. Comment dialoguer d’une façon apaisée dans un tel contexte?

Pour libérer l’horizon et ouvrir des perspectives pour de vraies négociations, nous avions demandé à ce que le président de la République retire une bonne fois pour toute son projet de loi constitutionnelle. Pas besoin de nous envoyer 3500 policiers et gendarmes, c’est de l’argent gaspillé! Pourquoi s’entêter? Il n’y a jamais que le dialogue qui a ramené la paix dans le pays.

Publié dans le magazine Basta du 13 juin dernier.

International Solidarité Benoît Godin Nouvelle-Calédonie

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