La CEDH, les juges et la démocratie
L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) du 9 avril 2024 en faveur des Aînées pour le climat, condamnant les autorités suisses pour inaction climatique1>Lire S. Dupont, «Victoire pour les Aînées» et G. Chillier, «Après l’émoi, le casse-tête climatique» dans Le Courrier des 10 et 11 avril 2024, ndlr., a provoqué un séisme politique en Suisse, en même temps qu’il connaissait une répercussion internationale. La droite et l’extrême droite suisse, particulièrement en Suisse alémanique, a immédiatement crié au déni de démocratie, démontrant par là, bien davantage qu’un attachement à la démocratie dont on connaît l’hypocrisie, un mépris profond pour les institutions et les procédures judiciaires, doublé d’une incompréhension assez stupéfiante de leur fonctionnement.
Pour discuter de quelques-uns des enjeux liés à cet arrêt, nous nous sommes entretenus avec Raphaël Mahaim, conseiller national vert vaudois mais avant tout, dans ce dossier, l’un des avocat·es des plaignantes.
Quelles ont été les étapes importantes qui ont mené à cet arrêt?
Raphaël Mahaim: L’idée a pour la première fois émergé après un jugement similaire, à l’échelle nationale, condamnant les Pays-Bas en 2015. En Suisse, nous avons été plusieurs juristes à étudier le sujet et rendre des premiers avis de droit sur ces questions nouvelles, notamment mes collègues zurichoises Ursula Brunner et Cordelia Bähr. En substance, l’enseignement principal était qu’il était peut-être possible d’obtenir une condamnation pour inaction si l’affaire était portée par un collectif formé de personnes dont on pouvait montrer qu’elles étaient directement victimes du réchauffement climatique, car le droit suisse de procédure exige de tout recourant qu’il soit atteint personnellement pour agir en justice. C’est à partir de là que des femmes âgées ont créé une association, les Aînées pour le climat, qui leur permettait de se constituer comme plaignantes. Celle-ci rassemble désormais plus de 2500 membres.
A la fin de l’année 2016, nous avons adressé une demande au département compétent en la matière, le DETEC (Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication), en vertu de l’accord de Paris signé l’année précédente par la Suisse. Nous souhaitions alors obtenir une décision de l’administration qu’il serait ensuite possible d’attaquer devant les tribunaux, ce que nous avons fait, d’abord au Tribunal administratif fédéral (TAF), puis devant le Tribunal fédéral (TF).
Le premier a répondu par un sophisme plus que discutable, en prétendant que les Aînées n’étaient pas spécialement atteintes et n’avaient donc pas de qualité pour recourir puisque d’autres femmes âgées étaient également victimes du réchauffement climatique. Le TF ne s’est pas distingué non plus par la qualité de ses arguments juridiques lorsqu’il a, quant à lui, prétendu que les effets du dérèglement climatique ne s’étaient pas encore réalisés, ce qui permettait d’exclure toute atteinte d’une intensité suffisante (en clair, qu’il fallait attendre encore vingt ans que les dérèglements climatiques soient encore plus visibles pour revenir à la charge ou alors que seules des personnes déjà mortes auraient pu recourir…).
Sur ce volet suisse du processus juridique, il faut relever que la justice de notre pays n’a pas fait correctement son travail, en utilisant des arguments controuvés [fabriqués] démontrant simplement qu’elle ne souhaitait pas se prononcer sur le fond, ce qui nous a ensuite permis de faire recours devant l’instance supérieure.
A l’inverse, la CEDH a saisi l’opportunité de notre recours pour le lier à deux autres cas (en France et au Portugal) et les déclarer prioritaires. Il s’agissait des trois premières affaires climatiques devant la CEDH. Le recours a été déposé en 2020, il a donc quand même fallu attendre quatre ans pour obtenir cette décision, malgré l’urgence reconnue par la Cour elle-même.
Le recours à la justice ne conduit-il pas à une politisation de cette dernière?
La CEDH s’est appuyée sur des règles de droit fondées sur la Convention européenne des droits de l’homme, et également sur l’accord de Paris, qui ont été décidées politiquement et qui ont ensuite ouvert la voie à une procédure judiciaire. A ce propos, on peut établir un parallèle avec les principes régissant l’égalité entre hommes et femmes, qui ont eux aussi permis par le passé d’obtenir des progrès politiques par la voie judiciaire (pour la Suisse, il faut mentionner par exemple l’accession des femmes à la Landsgemeinde d’Appenzell Rhodes-Intérieures imposé par le Tribunal fédéral en 1990).
Ensuite, de manière plus générale, il ne faut jamais oublier que le droit public, et singulièrement le droit constitutionnel, est toujours «micropolitique», comme le dit le professeur de droit Pierre Moor2>Pierre Moor, Pour une théorie micropolitique du droit, Paris, PUF, 2005.. Dans ces domaines-là, il est tout à fait légitime que le juge ait à procéder à des pesées d’intérêt, à des appréciations à caractère politique; il corrige, freine ou accélère les décisions des parlements, des gouvernements ou des administrations.
«Il existe en Suisse une grande résistance face à l’activité des juges»
Donc si les arrêts de la CEDH, et celui-ci en particulier, sont politiques, c’est que cela fait partie du principe même sur lequel repose le fonctionnement de la Cour. Elle ne vote pas de lois, mais elle examine si les lois et actes des Etats membres sont conformes entre eux et avec les principes énoncés dans la Convention européenne des droits de l’homme.
On doit toutefois observer, et cet arrêt de la CEDH est venu le rappeler de manière très frappante, qu’il existe en Suisse une grande résistance face à l’activité des juges. En 1848, le Tribunal fédéral n’avait même pas qualité pour entendre des cas individuels, une situation qui a été corrigée par la Constitution de 1874, mais sans que cette méfiance à l’égard de la justice ne disparaisse véritablement.
Cette décision est-elle un «déni de démocratie», comme l’UDC, entre autres, l’a immédiatement prétendu?
Je dois dire qu’à cet égard les réactions, non seulement de l’UDC mais aussi du Conseil fédéral, sont inquiétantes. La CEDH n’a jamais prescrit de décisions quant aux moyens permettant de remplir les objectifs climatiques, elle s’est contentée de remarquer que ceux qui sont prévus actuellement par la Suisse ne permettent pas de les atteindre. Il ne s’agit donc pas d’une immixtion dans le domaine des décisions politiques, mais d’une évaluation de l’adéquation entre des fins qui ont été décidées politiquement et les moyens choisis par les mêmes entités pour les atteindre.
Il faut ensuite ajouter que les règles reconnaissant le droit à un environnement sain existent depuis des décennies et qu’il existe déjà toute une jurisprudence à ce propos, par exemple pour des pollutions locales (usines, traitement des déchets, etc.). La question qui était posée devant la CEDH était de savoir si ce droit s’étend au dérèglement climatique, et la Cour a répondu par l’affirmative, ce qui est un raisonnement parfaitement logique, compte tenu des dégâts que l’on peut déjà observer maintenant.
La CEDH s’inscrit donc parfaitement dans le rôle d’une institution judiciaire au sein d’un système politique démocratique, puisqu’elle se contente d’appliquer des règles générales et abstraites à un nouveau cas qui apparaît. A moins de contester l’existence même d’un pouvoir d’interprétation des juges, je ne vois pas comment qualifier cette décision d’antidémocratique.
Quelle est l’importance internationale de cet arrêt de la CEDH?
L’arrêt constitue désormais un précédent pour tous les membres du Conseil de l’Europe. Cela signifie que les litiges climatiques ne font que commencer et que d’autres cas seront traités par les instances nationales, et remonteront à la CEDH si ces dernières ne suivent pas sa jurisprudence.
On peut en outre relever que cet arrêt commence aussi à avoir un effet hors des pays régis par la CEDH. Certains tribunaux américains semblent déjà s’en inspirer. Par ailleurs, l’année dernière, les Etats du Pacifique directement menacés par la montée des océans ont saisi, par une résolution de l’Assemblée générale, la Cour internationale de justice de l’ONU sur la question de la responsabilité des Etats dans la lutte contre le réchauffement climatique. La Cour va très probablement s’inspirer de l’arrêt du 9 avril.
Quelles sont les prochaines étapes?
Face aux réactions stupéfiantes auxquelles on a pu assister en Suisse, l’idée est de laisser passer l’orage pour réfléchir à la mise en œuvre de cette décision, qui va occuper aussi bien le Parlement que le Conseil fédéral et l’Office fédéral de l’environnement. La trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre doit être en phase avec les objectifs fixés par l’accord de Paris pour ne pas dépasser un réchauffement excédant 1,5 °C.
Cette mise en œuvre devra prendre en compte trois aspects: le contrôle des décisions des autorités suisses, la mesure des émissions (intérieures et extérieures) du pays et la réalisation d’un budget carbone tenant compte des émissions passées.
Si la Suisse ne met pas en place ces différents outils, elle s’expose à de nouveaux recours, qui feront référence à l’arrêt du 9 avril, et elle sera donc à nouveau condamnée. On peut rappeler à cet égard que le suivi des arrêts est aussi effectué par le comité des ministres du Conseil de l’Europe, qui peut décider de sanctions à l’égard des Etats qui ne se conforment pas aux décisions de la Cour. La décision de la CEDH légitime donc le long combat des écologistes, et ouvre maintenant de nouvelles perspectives pour l’avenir.
Notes
Paru le 01.05.2024 sur le site de Pages de gauche,
www.pagesdegauche.ch