Médias sous pression
Les journalistes en Suisse ne craignent peut-être pas pour leur vie comme dans certains pays, mais ils font tout autant l’objet de stratégies visant à restreindre leur travail d’enquête, en particulier dans les domaines sensibles comme l’extraction minière illégale, la déforestation et les activités industrielles. C’est ce qu’a rappelé la section suisse de Reporters sans frontières (RSF) à l’occasion d’une conférence au Club suisse de la presse en début de semaine.
Une intervention qui s’est tenue en prévision de la Journée mondiale de la liberté de la presse célébrée aujourd’hui sous l’égide de l’Unesco, et qui met en lumière cette année l’importance cruciale d’une presse libre dans le contexte de crise écologique.
En Suisse, ce droit d’accès à l’information et aux documents officiels «suscite encore beaucoup de réserves, quand ce n’est pas de la franche opposition de la part des administrations publiques et des entreprises», note Bertil Cottier, professeur honoraire en droit des médias et président de RSF Suisse.
La raison de ces réticences est simple: les documents demandés par les journalistes «pourraient être embarrassants, car révélant des vérités peu reluisantes comme des conflits d’intérêts, du népotisme, d’éventuels arrangements à la limite de la loi, quand ce ne sont pas de crasses violations des normes environnementales».
Pour éviter de se plier à la loi sur la transparence (LTrans), qui consacre ce droit à l’accès aux documents dans la législation suisse, les institutions utilisent donc plusieurs stratagèmes, explique le juriste.
La première consiste en une interprétation extensive de la clause du secret, notamment le secret des affaires. «Et ce, bien que les tribunaux ont toujours souligné que ce motif du secret a une porté limitée aux seules données essentielles dont la connaissance par la concurrence entraînerait des distorsions du marché ou un désavantage concurrentiel».
Un autre motif de refus est souvent le secret fiscal, consacré non pas par la LTrans mais par la loi sur la TVA. «Pour ce motif, les juges lausannois ont par exemple récemment refusé de rendre public les noms des fournisseurs d’or des plus grandes raffineries suisses, rendant impossible tout traçage de l’origine de l’or raffiné dans notre pays», rappelle Bertil Cottier.
Enfin, les frais de justice et les longues durées de traitement des demandes demeurent un obstacle important pour les médias. «Même si la demande de documents en elle-même n’est pas payante, les frais de recours contre un refus peuvent avoir un grand pouvoir de dissuasion», commente le président de RSF Suisse.
Récemment, un journaliste qui a fait recours contre un refus de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) de lui donner accès à des informations sur les prix indicatif des thérapies cellulaires s’est vu facturer plus de 17 000 francs de frais de justice et de remboursement des frais d’avocat des intimés.
Concernant les manœuvres dilatoires, Bertil Cottier s’en réfère à la fameuse affaire du rapport sur la pollution au mercure dans le canton du Valais, qui mettait en cause l’entreprise chimique Lonza. «Les journalistes de Temps présent n’ont finalement pu consulter les documents que trois ans après le dépôt de la demande d’accès…»
Féroces procédures-bâillons
Denis Masmejan, secrétaire général de RSF Suisse, pointe également du doigt les procédures dites «bâillons» visant à faire taire les médias qui scrutent les manquements des entreprises en matière environnementale. Il prend l’exemple récent des ONG Public Eye et Trial International qui avaient révélé en 2020 l’implication de la société Kolmar Group, basée à Zoug, dans le commerce de gasoil libyen entre 2014 et 2015, alors que le pays était en proie à la guerre civile.
«La justice bernoise a acquitté les ONG de l’accusation de diffamation lancée par l’entreprise, mais Kolmar a aussi saisi la justice civile, et ce volet de l’affaire, lui, est toujours en cours. La société réclame pas moins de 1,8 million de dollars à titre de dommages et intérêts.»
Dans un autre dossier, Denis Masmejan rapporte que le média en ligne Gotham City a récemment été confronté à une rafale de mesures judiciaires préventives dites «provisionnelles» lorsqu’il a tenté de divulguer des informations sur les entourloupes fiscales de Hashim Djojohadikusumo, un homme d’affaires indonésien, juste avant une votation sur un accord de libre-échange entre la Suisse et l’Indonésie.
Sur ordre de justice, l’enquête a donc été bloquée préventivement avant sa parution. «De telles mesures sont redoutables et extrêmement invasives pour la liberté de la presse, commente Denis Masmejan. Aussi, elles se décident en urgence avec une procédure d’instruction quasi inexistante.»
Statu quo à Berne
Selon le secrétaire général, les entreprises ne sont toutefois pas les seules à faire preuve d’incurie à l’égard de la transparence. Il rappelle que, dans son rapport de 2022 relatif à une initiative parlementaire du député vert Raphaël Mahaim, la majorité de la commission des affaires juridiques du Conseil national estimait que rien n’indiquait que le phénomène des procès-bâillons existait en Suisse ou que la liberté de la presse y était menacée. En mars 2023, le Conseil national suivait sa commission et refusait très largement de donner suite à l’initiative. Résultat des courses: «Pour le moment, à Berne, il ne se passe rien», résume Denis Masmejean.
Et de rappeler pourtant qu’en 2021, la Suisse a approuvé une résolution – non contraignante – du Conseil de l’Europe sur la sécurité des journalistes. Résolution qui appelait les signataires à prendre diverses mesures pour protéger les journalistes contre «l’intimidation, les menaces, le harcèlement et la violence à l’encontre des journalistes et autres acteurs des médias», citant notamment les procédures-bâillons.
Sur cette base, la Suisse a lancé il y a un an un «Plan d’action national» pour la sécurité des professionnel·les des médias en Suisse.
La première étape de ce plan consistait à mandater une expertise pour mesurer à la fois la présence et l’impact des procédures-bâillons en Suisse. Les résultats, rendus publics au printemps 2024, sont «mitigés», observe Denis Masmejan. «Les auteurs n’ont dénombré que très peu de cas de procédures abusives dirigées contre les médias, le problème étant qu’ils n’ont pas pris en compte les ONG qui, elles aussi, en font beaucoup les frais.»
Un instrument indispensable
En plus de vingt ans, le droit d’accès à l’information s’est avéré être une ressource essentielle pour le journalisme environnemental: sur les 1200 requêtes d’accès déposées en 2022 au niveau fédéral, 62 visaient des informations détenues par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), faisant de cette entité la deuxième plus sollicitée de la Confédération derrière l’Office fédéral de la santé publique, qui lui aussi possède des données environnementales. De 2007 à 2022, 381 demandes ont été adressées à l’OFEV, dont 240 ont été pleinement satisfaites.
Un outil juridique en particulier permet aux journalistes un accès facilité aux informations concernant l’environnement. La Convention d’Aarhus, élaborée par la communauté internationale en 1998 et signée par la Suisse en 2014, institue un plein droit d’accès aux «informations sur l’environnement».
Cette expression doit être entendue dans un sens large, incluant les informations sur les éléments constitutifs de l’environnement (air, eau, terre, etc.), celles sur les facteurs qui impactent l’environnement (bruit, rayonnements, etc.) ainsi que celles sur la sécurité et la santé des êtres humains (pollution, contamination, etc.). La convention permet notamment d’accéder aux documents en mains de corporations de droit public ou de particuliers qui exécutent des tâches de droit public. Elle permet également de lever d’éventuelles interdictions d’accéder aux procès-verbaux des séances des autorités administratives. LVT
Du progrès à faire en Suisse
A l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, Reporters sans frontières a publié son classement mondial en la matière. La Suisse progresse de trois rangs, passant de la 12e à la 9e place, mais cette promotion reflète surtout le recul de trois autres pays qui la devançaient l’année précédente (la Lituanie, le Timor oriental et le Liechtenstein).
Parmi les différents indicateurs, celui concernant l’environnement législatif, pour lequel la Suisse arrive 27e, tire considérablement le score vers le bas.
La sécurité des journalistes, elle, a évolué de manière positive, rapporte l’ONG. L’indicateur s’est légèrement amélioré par rapport aux années précédentes, marquées par des agressions verbales et parfois physiques sans précédent contre des journalistes, en particulier lors de manifestations contre les mesures sanitaires lors de la pandémie. LVT
Le classement dans son intégralité est à retrouver sur www.rsf.org