Science sans conscience n’est que ruine de… bien sûr, bien sûr!

Catherine Lovey raconte la trajectoire effacée de la Genevoise Janine Séchaud, brillante chercheuse en biologie moléculaire.
Science sans conscience n’est que ruine de… bien sûr, bien sûr!
Janine Séchaud (86 ans) dans le bureau de la professeure Sandra Citi à l’université de Genève, 14 mars 2016. SANDRA CITI
Biochimie

En 2017, un texte d’opinion paru dans Le Temps me frappe. Ecrit par Sandra Citi, professeure à l’université de Genève, spécialiste de biochimie et de biologie cellulaire, il fait sauter le solide mur de protection que j’avais érigé dans mon esprit. Aspirée par un trou noir, j’ai commencé à faire des recherches.

C’était un vendredi de juillet, beau, chaud, à Genève. Au bout de la rue de la Scie, il y a un passage piéton qui conduit au Jardin anglais, par l’entrée située non loin du buste moustachu de Gustave Ador (1845-1928). Cet homme politique surplombe une colonne carrée dont toutes les faces comportent des inscriptions, afin de souligner l’ampleur de sa carrière à Genève, en Suisse, et dans le monde.

Ce vendredi-là, un 7 juillet de l’année 2017, une femme emprunte ce passage jaune pour traverser le quai portant le nom du célèbre politicien. On peut imaginer notre piétonne prudente. En bonne santé, elle ne s’en trouve pas moins dans la 87e année de son existence. Le communiqué de la police précise qu’il était à peu près 12h55. Une voiture circulant en direction du Pont du Mont-Blanc s’arrête et la laisse passer. Mais un autre véhicule, qui aurait effectué un dépassement par la droite, la heurte. Les tentatives de réanimation échouent.

«Travailler dans l’ombre et se taire»

Ce jour-là, une citoyenne genevoise du nom de Janine Séchaud meurt brutalement. Une annonce mortuaire très petite indique que la défunte était surnommée «Mirette». Rien d’autre n’est signalé à son propos.

Cette morte était titulaire d’une licence en physique et d’un doctorat en biophysique. Répétons: à Genève, au début des années 1950, une jeune fille du coin obtient une licence en physique, puis un doctorat en biophysique. Son papa est garagiste. On ne sait rien de sa maman. Enfant, Janine n’aurait pas fréquenté l’école. Un oncle instituteur lui aurait donné des leçons. Après l’obtention de ses titres universitaires, elle part aux Etats-Unis, durant une année. Elle y fait une découverte importante dans le domaine de la biologie moléculaire, alors en plein essor, signant une recherche où son nom figure en premier, publiée dans une revue prestigieuse.

Puis Janine S. rentre à Genève. On l’y confine dans des tâches d’enseignement et de travaux pratiques. Elle se doit en effet de soutenir tous ces garçons-étudiants, parmi lesquels se trouvent peut-être – sait-on jamais – des génies en devenir. Elle y consacre son énergie. Et répare aussi le microscope électronique, n’étant pas la fille d’un garagiste pour rien.

Dans son texte de 2017, Sandra Citi rappelait que le nouveau Nobel suisse de chimie, Jacques Dubochet, avait bien connu Janine S. et avait parlé d’elle. Cette professeure en profitait pour montrer ce qu’il advient des femmes de science douées, quand on s’empresse de les faire rentrer dans le rang et que, habituées à obéir, celles-ci n’osent pas faire de bruit. Elle relève: «Janine Séchaud était d’accord avec l’orthodoxie qui impose aux femmes scientifiques de travailler dans l’ombre et de se taire.»

A l’heure où j’en suis de ma fréquentation du trou noir, je peux l’affirmer: l’histoire de Janine S. se déroule encore tous les jours, partout. Et elle ne cessera pas, tant que les chercheurs dotés du chromosome XY continueront, en masse, et jusqu’à ce 8 mars 2024, à prétendre qu’ils n’ont rien à voir avec cette question par ailleurs sans intérêt. Que ce mépris séculaire des femmes n’a pas vicié le fondement même de chacune des disciplines scientifiques. Et tant qu’ils n’arrêteront pas, vieux, blancs et ventrus, jusque devant les caméras du Nobel, de faire semblant de se réjouir que «les femmes arrivent, elles sont là, juste derrière!» comme si, enfin! tout récemment! un cerveau était parvenu à pousser au-dessus de leur utérus.

Rencontre avec Catherine Lovey ve 8 mars à 16h, Scène suisse, pour histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir (Zoé, 2024).

Catherine Lovey Biochimie

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