L’écriture, un enjeu de démocratie

Que peuvent les littératures pour lutter contre les inégalités? C’est la question que le poète Matthieu Corpataux a posée à Marilou Rytz et Margot Chauderna.
L’écriture, un enjeu de démocratie
La lutte contre les inégalités se joue aussi à travers les conditions de travail des artistes. Ici au festival Textures, à Fribourg, dirigé par Matthieu Corpataux. JULIEN JAMES AUZAN
Société

Le paradoxe de l’écrivain·e est de devoir lutter contre une précarité financière quasi inévitable et d’être pourtant un·e privilégié·e – un privilège dont il et elle peuvent jouir, ou au contraire nier. Son statut symbolique demeure prestigieux, à la hauteur au moins du capital culturel qu’il et elle représente. Etant poète moi-même, la société libérale m’oblige à négocier avec l’(in)utilité de mon activité. Etre soit monstre soit couillon, pour détourner les mots de l’écrivaine française Nathalie Quintane.

S’approprier la langue, et se réapproprier l’écriture, sont-ils aussi des enjeux de démocratie? Des outils pour une démocratie plus juste et plus égalitaire? A l’heure où certain·es auteur·trices mercantiles réduisent la littérature à un rôle de strict divertissement, j’ai demandé à Marilou Rytz, écrivaine et assistante sociale, et à Margot Chauderna, élue politique verte passée par des études en sciences humaines, si elles imaginaient d’autres potentiels.

Marilou, tu es écrivaine, comment questionnes-tu ta démarche d’écriture par rapport à cet enjeu?

Marilou Rytz: Pour moi, la littérature est une loupe qu’on place devant les sujets qu’on pense important de visibiliser et de thématiser: Alzheimer, les lgbtqphobies, aussi bien que le vécu des familles de détenu·es. C’est clairement un moyen de mettre en avant certaines problématiques sociales et politiques. Donner sa voix à d’autres, cela peut se faire dans une publication comme dans des ateliers d’expressivité ou des lieux favorisant la lecture. Ce sont autant d’invitations envoyées aux personnes marginalisées de prendre la parole.

Cela passe aussi, sans doute, par une lutte contre une représentation trop conservatrice de la langue (lire le manifeste des «Linguistes attéré·es»). Pour toi Margot, comment s’incarne cette désacralisation?

Margot Chauderna: D’abord dans la prise de conscience, puis dans la mise en place de mesures concrètes. Dès qu’on commence à se frotter à la littérature, souvent à l’école, ce sont toujours les mêmes personnes qui nous parlent. Pour assurer une diversité, on pourrait par exemple instaurer des quotas – de genre, de milieu social, etc. Dans les programmes scolaires, mais aussi dans les festivals et les prix.

Dans le champ littéraire, comment concrétiser ces prises de position? Rappelons que la plupart des structures ne paient pas les auteurices à la hauteur des recommandations syndicales (A*dS).

M.C.: A travers un meilleur contrôle des rémunérations. La lutte contre les inégalités se joue dans les livres mais aussi à travers les conditions de travail des artistes. Cela peut aussi se faire via un conditionnement des subventions, et le fait de débloquer plus de fonds étatiques au départ.

«L’image de génie sacré perpétue un ordre social qu’il est nécessaire de briser» Margot Chauderna

M.R.: De plus, les auteurices peuvent être démuni·es face à la charge administrative. Un soutien, que ce soit pour ces questions ou l’élaboration de demandes (subventions, bourses, résidences…), permettrait de franchir les obstacles liés à la précarité.

On pense à l’initiative du «Buro» de la Ville de Fribourg par exemple. Toujours sur les institutions, quels rôles jouent pour vous les structures de certification comme l’Institut littéraire de Bienne?

M.R.: Si l’écriture doit être pour tout le monde, en faire un métier est une autre affaire: l’écriture se travaille, comme n’importe quelle forme artistique. On est plus proche de l’artisanat que du don divin. L’existence de telles formations le prouve.

M.C.: Oui, cette image de génie sacré perpétue un ordre social qu’il est nécessaire de briser. En formant, en visibilisant, en rémunérant, on rend l’écriture plus accessible et on s’assure une pluralité des voix.

Rencontre avec Matthieu Corpataux di 10 mars à 14h, Scène suisse. Dernier recueil: Emma au jardin (Empreintes, 2023), Le Courrier du 16 février 2024.

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