Ida Erne et l’histoire littéraire lesbienne suisse
Tout commence à Lucerne, pendant les vacances d’Irene, une jeune Zurichoise travaillant dans la restauration. Un soir, elle assiste à un concert et tombe sous le charme de Kathy, la cheffe d’orchestre qui monte sur scène en costume d’homme, à une époque où les femmes en pantalon étaient mal vues. Irene revient soir après soir écouter cet orchestre féminin venu de Hollande.
Discrètement, elle cherche à attirer l’attention de Kathy, puis ose provoquer leur rencontre. Elle découvre ensuite les plaisirs de la sexualité et de l’amour partagé. Lorsque Kathy lui rend visite en fin d’année, elle doit se résoudre à mentir à ses supérieures pour obtenir un congé. Ces vacances chambouleront la vie des deux amantes comme celle de Fritzi, compagne de Kathy depuis quinze ans.
Ida Erne (1906-1990) raconte explicitement les joies de ces femmes, mais aussi leurs difficultés. L’autrice argovienne donne à sentir le poids de l’homophobie, qu’Irene a intériorisée. Par exemple, en observant Kathy danser avec son ami Harry, un gay laissant exprimer sa féminité, Irene se sent mal. Plus généralement, sa nouvelle relation la déstabilise. Elle se sent tiraillée entre ses désirs, qui la poussent vers un interdit, et sa raison, qui voudrait la maintenir du côté de la morale. Mais pourquoi devrait-elle renoncer au bonheur? N’a-t-elle pas droit à l’amour elle aussi? se demande-t-elle à plusieurs reprises.
Le courage nécessaire
Ce roman offre un éclairage rare sur la situation des lesbiennes de l’après-guerre. Il met en lumière le courage qu’il leur fallait pour vivre un amour et, simplement, pour s’accepter. Ida Erne a elle-même dû batailler intérieurement. Son parcours professionnel témoigne d’une forme d’émancipation: après avoir travaillé dès l’adolescence dans la restauration, elle est devenue représentante en textile, sillonnant les routes de Suisse au volant de sa propre voiture. Mais un mal-être la poursuivait. Elle a fini par se confier à son généraliste sur ses «penchants inhabituels» (pour reprendre les termes du roman). Il l’a envoyée chez une psychiatre. Celle-ci a voulu la «ramener dans le droit chemin» avant de l’inviter à s’accommoder de son homosexualité. Quand Erne a pensé ouvrir un bar, la psychiatre l’a convaincue de se tourner plutôt vers l’écriture. C’est ainsi qu’est né ce roman dans les années 1960. A l’époque, il existait quelques revues, mais presque aucun livre ne traitait positivement d’homosexualité.
Dans les années 1960, presque aucun livre ne traitait positivement d’homosexualité
A 83 ans, Ida Erne tenait à faire entendre sa voix. En janvier 1990, elle a contacté Madeleine Marti, une doctorante travaillant sur la représentation des lesbiennes en littérature. Celle-ci n’a pas pu l’aider à trouver une maison d’édition, mais elle a photocopié le tapuscrit et pris des notes de leur conversation. Trente ans plus tard, elle a repris ces documents et mené des recherches sur la vie d’Ida Erne. Ainsi, Autrement que les autres a paru pour la première fois en 2022 chez eFeF-Verlag, avec une biographie de l’autrice et une présentation du contexte littéraire.
L’histoire invisible
Parce que l’histoire culturelle queer de Suisse reste en grande partie à écrire, j’ai proposé de traduire ce livre à Paulette Editrice. A l’automne 2022, je ne connaissais pas d’équivalent dans la littérature romande. Aussi, pour compléter le travail de Marti, je me suis lancée dans une recherche, dont je rends compte dans la préface du roman. S’il n’est pas le seul à proposer des représentations d’amours lesbiennes – on en trouve chez Z’Graggen, Rivaz, Micheloud, Grobéty ou Francillon –, le roman d’Ida Erne se révèle singulier sur plusieurs plans.
Ida Erne, Autrement que les autres, trad. de l’allemand par Nathalie Garbely, Paulette Editrice, 2024.
Vernissage je 21 mars à 18h30, librairie La Dispersion, Genève.