L’éducation, nouvel eldorado des entrepreneurs?
La privatisation de l’éducation est une réalité désormais mondiale. Prenant racine dans les politiques de dérégulation de l’économie et des services engagées à partir des années 1980, ce processus controversé pousse le champ éducatif et le rapport à l’éducation des sociétés vers une marchandisation toujours plus grande.
Au cœur de ces transformations figure l’arrivée de nouveaux acteurs: les «édupreneurs». Contraction d’«entrepreneurs» et d’«éducateurs», le terme renvoie à une réalité nouvelle. Celle d’entrepreneurs qui proposent de révolutionner l’éducation dans son organisation (en la rendant moins bureaucratique), son modèle économique (en hybridant public et privé), ses normes (à travers une évaluation permanente), ses outils (numériques) comme dans ses pratiques pédagogiques (en valorisant l’innovation et la rupture), tout en dégageant des bénéfices pour leurs actionnaires.
Qui sont ces édupreneurs? Comment s’organisent-ils dans ce qui s’apparente à un marché planétaire? Quels sont les enjeux en termes de politiques éducatives ou d’égalité sociale et territoriale? Que penser de cette promesse disruptive de penser et faire autrement l’éducation?
Le quasi-marché de l’éducation, terreau de l’édupreneuriat
Présentée comme le plus grand marché du XXIe siècle (12 000 milliards de dollars en 2022), l’éducation mérite plutôt d’être qualifiée de quasi-marché. Placé sous autorité gouvernementale, le secteur combine en effet principes marchands et régulation publique. L’adoption de politiques de type new public management dans les années 1990 a mis en concurrence des «opérateurs de l’éducation» publics et privés.
La transformation du monopole public d’éducation en quasi-marché a favorisé l’émergence de nouveaux acteurs qui n’ont que peu à voir avec les habituels acteurs privés de l’éducation – écoles privées, congrégations religieuses. Issus du monde de l’entreprise, souvent soutenus par des investisseurs (fonds d’investissement, banques, investisseurs privés), ils voient dans la dérégulation de l’éducation un marché porteur. Les premiers édupreneurs sont apparus aux Etats-Unis à la faveur de la réforme de 2001 autorisant la conversion d’écoles publiques en difficulté en charter schools, soit des écoles confiées à un opérateur privé qui a mandat pour améliorer les résultats et une liberté d’action pour le faire. Ils transforment des écoles publiques en entreprises promettant de faire mieux avec moins et d’en tirer des bénéfices.
Leur modèle est simple: bénéficiant de subventions publiques pour gérer une ou plusieurs écoles, ils ont une liberté pédagogique et une liberté de recrutement, et sont tenus d’atteindre des objectifs chiffrés en termes de réussite scolaire. Ils s’organisent sous la forme de chain schools, à l’image des franchises commerciales (systématisant programmes, méthodes pédagogiques et marketing). Scolarisant 7,5% des élèves étasuniens, le modèle s’est exporté notamment dans les pays des Suds. La Banque mondiale l’impose comme un modèle réformateur des systèmes éducatifs publics conditionnant l’aide au développement.
Les édupreneurs, des entrepreneurs comme les autres?
Surfant sur l’image positive de l’entrepreneur, l’édupreneur est présenté par ses promoteurs – gouvernements, institutions internationales ou fondations – comme la clé du changement et de la modernisation de systèmes éducatifs supposément en crise. Assimilés à des «penseurs visionnaires» missionnés pour répondre aux défis de l’éducation et inventer de nouveaux modèles éducatifs, ils agissent dans quatre champs: la création et la gestion d’établissements, du primaire au supérieur), la fourniture de biens et de services éducatifs (aides aux devoirs, cours en ligne, orientation, etc.), la consultance auprès des autorités éducatives et enfin la fourniture de programmes et de matériels éducatifs. Les édupreneurs répondraient à un double mot d’ordre: perturber et transformer l’éducation. Sont valorisés la souplesse de leur modèle économique (modèles hybrides associant entreprises à but lucratif et non lucratif), l’esprit de réforme permanente qui les animerait et une capacité à développer de l’innovation permettant d’améliorer productivité, efficacité et qualité de l’éducation.
A l’instar des entrepreneurs de la Silicon Valley auxquels ils sont comparés, les édupreneurs font l’objet d’une abondante médiatisation dont témoigne le classement annuel des édupreneurs Forbes. Héritiers d’une culture de l’entrepreneuriat, leur modèle éducatif serait fait d’audace, d’efficacité et répondrait aux enjeux éducatifs du XXIe siècle autour de la massification d’un enseignement de qualité. L’image du visionnaire de l’éducation qui crée son entreprise est trompeuse. Difficile à définir tant est sa diversité est grande, la réalité de l’édupreneuriat repose davantage sur des formes multiples d’entreprises que de structures individuelles, finalement peu nombreux. Trois grandes catégories se dégagent:
• Les global édupreneurs, des multinationales de l’éducation ayant investi dans l’enseignement supérieur et certaines niches considérées comme les plus rentables (management, informatique, santé hors médecine), puis diversifiées (Edtech, formation des enseignants, enseignement à distance).
• Les entreprises de l’éducation, spécialisées dans l’enseignement primaire et secondaire possédant un portefeuille d’établissements à échelle régionale et nationale. Ce secteur très dynamique est l’objet de mouvements de type fusions et acquisitions.
• Les auto-édupreneurs: petits entrepreneurs de l’éducation qui prospèrent dans les nouvelles technologies (start-up des Edtech) et aux marges des systèmes éducatifs (écoles alternatives dans les Nords, écoles ou universités dans les zones rurales isolées ou urbaines périphériques des Suds).
Derrière ce classement, on trouve de fortes différenciations géographiques. Aux Etats-Unis, les chaînes d’écoles des édupreneurs entrent en concurrence frontale avec le secteur public. Investissant autant dans les quartiers pauvres que riches, fortement volatiles, au gré de leur rentabilité elles peuvent se déployer ou quitter un territoire, laissant derrière elles de véritables déserts éducatifs.
En Afrique de l’Ouest ou en Inde, les édupreneurs suppléent littéralement les écoles publiques. Le modèle low cost des édupreneurs y renforce les inégalités d’accès à l’éducation, sur les plans financier et géographique. En France, c’est dans le supérieur que les édupreneurs se développent le plus, grâce aux réformes sur l’apprentissage, et dans les écoles primaires alternatives. Le panorama très divers des entreprises laisse entrevoir des modèles éducatifs à bas coûts, encore peu rentables, surfant sur des niches d’opportunité (demande de pédagogies alternatives, évitement de Parcoursup en France) dont ressort une couverture sociale et territoriale très inégale qui joue aussi sur l’évitement scolaire et la peur des parents.
Vitrines de paysages éducatifs concurrentiels
Pour les promoteurs de l’édupreneuriat, l’éducation serait entrée dans l’ère des édupreneurs, alternative à la crise des systèmes éducatifs. Derrière la promesse d’innovations disruptives à visée transformative de l’éducation, on perçoit surtout des formes plurielles de privatisation, renforçant les inégalités éducatives.
Les édupreneurs, figures de proue de ces changements, s’apparentent davantage à des vitrines de paysages éducatifs concurrentiels où les établissements sont des opérateurs d’éducation et les familles des consommatrices, où nous serions ainsi tous responsables autant qu’entrepreneurs de notre formation – ce qui à l’évidence questionne le rapport de nos sociétés à l’éducation.
Paru le 30 janvier sur le site The Conversation, theconversation.com
David Giband, Kevin Mary et Nora Nafaa sont respectivement professeur des universités, urbanisme et aménagement du territoire, université de Perpignan; maître de conférences en géographie, université de Perpignan; chargée de recherche CNRS au laboratoire TELEMMe, Aix-Marseille Université (AMU).