Un état d’esprit qui change tout
Gouverner, c’est prévoir. Dans le domaine migratoire, le défi est d’intégrer à cette gouvernance la part d’incertitude liée à la nature même des motifs qui poussent les gens à quitter leurs pays. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est venue nous rappeler il y a deux ans qu’une guerre peut malheureusement encore surprendre au cœur de l’Europe. L’ampleur et la rapidité du mouvement de fuite qui s’en est suivi peuvent être qualifiées d’extraordinaires. Tout comme la réponse donnée par les Etats européens aux besoins d’accueil.
En quelques mois, la Suisse a offert sa protection à trois fois plus de réfugié·es d’Ukraine qu’elle n’en accueille en un an d’autres pays du monde. Elle l’a fait non sans difficulté, mais avec le sourire et le souci d’accueillir dans la dignité et le respect.
Un état d’esprit qui change tout. Il s’est notamment matérialisé par l’engagement d’un large pan de la société civile et des milieux économiques et politiques, conscients de la nécessité à ce que les choses «se passent bien». Il s’est aussi concrétisé dans l’octroi de droits paraissant couler de source: liberté de mouvement et de voyage, de regroupement familial, possibilités d’hébergement innovantes, d’installation dans des cantons où vivent des proches, assurance donnée aux apprenti·es de pouvoir terminer leur formation professionnelle…
On a déjà dit combien la société dans son ensemble gagnerait à étendre ce laboratoire des possibles aux autres réfugié·es de la guerre, les fameux «permis F». Et on le redira. Mais alors que l’émotion est retombée, que les autorités planifient les conditions d’une levée du statut S (prolongé à mars 2025), il serait bon d’éviter aux réfugié·es d’Ukraine les erreurs du passé. En particulier de ne pas envisager que certain·es resteront en Suisse après la fin du conflit.
Tabler sur une présence éphémère des personnes demandant protection à la Suisse a été une constante de la politique d’asile helvétique. Une illusion renforcée par un arsenal juridique et statistique trompeur. Laisser faussement croire que les titulaires d’une admission «provisoire» – les permis F – ne sont pas vouées à rester durablement est une faute stratégique qui se paie encore aujourd’hui en termes d’intégration.
Prenons l’exemple d’une école. Prévoir que deux enfants sur dix seront amenés à poursuivre leur scolarité ou qu’au contraire, huit sur dix continueront d’occuper les bancs de la classe change tout: taille des classes, dotation en personnel, enseignement proposé. Il se passe la même chose à l’échelle du pays. Au lieu de partir du principe qu’une majorité des arrivant·es se verra reconnaître un besoin de protection (environ 80% en 2023) et d’investir dès l’arrivée, quel que soit le statut, dans l’apprentissage du français, l’accès à la formation, au travail, c’est la lecture inverse qui prévaut, avec des mesures entravant l’accès au marché du travail et une aide sociale insuffisante pour s’intégrer. La mise en place de l’Agenda intégration suisse est donc un vrai changement de paradigme. Mais il laisse en rade les personnes arrivées dans le pays avant 2019, les réfugié·es d’Ukraine et les personnes en attente d’une décision d’asile, certaines depuis plus d’un an.
Encadrement des mineurs non-accompagnés, conditions et capacités d’accueil: tous les aspects de la politique d’asile sont affectés par une appréhension erronée des raisons pour lesquelles les personnes viennent en Suisse. Si l’imprévisibilité est une donnée indissociable de cette politique, celle-ci gagnerait à s’accompagner de clairvoyance.
Sophie Malka est coordinatrice et rédactrice de Vivre Ensemble.
Article paru dans le no 196 de février 2024, dossier: «Emploi – un état d’esprit qui change tout», asile.ch