Chroniques

Et Dieu dans tout ça?

L’IMPOLIGRAPHE

Un groupe intégriste catholique a déposé plainte à Genève contre une affiche qu’il juge blasphématoire, parce qu’illustrée d’une jolie image de sainte, sans doute Marie, tenant dans ses bras un charmant paresseux. Un hommage à Paul Lafargue, sans doute. On ne savait pas qu’en 2023, à Genève, le blasphème était encore un délit punissable. On croit même que tel n’est pas le cas: ce qui est punissable, c’est d’insulter quelqu’un en raison de sa religion – or l’affiche de Cédric Marendaz n’insulte personne. Quant au concept même de blasphème, le pasteur Blaise Menu rappelle dans la Tribune de Genève du 3 janvier qu’il n’est qu’une «‘chimère théologique’ étrangère aux fondements mêmes du christianisme»

Si des catholiques cherchent des causes à défendre, et des occasions de se présenter comme plus catholiques que les autres catholiques, on ne saurait trop leur suggérer de regarder plutôt du côté du collège de Saint-Maurice ou de l’école d’Ecône que du côté des Bains des Pâquis… Ou du côté de la start-up suisse Avatar Labs, qui a lancé une application pour smartphone fondée sur l’intelligence (très) artificielle (ou le Saint-Esprit?), et qui fait «comme si vous discutiez avec Jésus». Un Christ numérique que ses créateurs présentent comme drôle, sympathique, neutre et fidèle à la Bible. On peut donc être créateur d’une application grâce à laquelle vous pouvez créer le Fils du Créateur? Ben ouais, on n’arrête pas le progrès. Le porte-parole de l’Eglise catholique bernoise a des doutes: Dieu n’est pas disponible sur commande. Une lacune d’Amazon et de Temu. Mais on se demande pourquoi une plainte pénale pour blasphème n’a pas été déposée par un groupe intégriste… Un petit coup de mou après Noël?

Le sentiment religieux est sans doute une constante de l’histoire (et de la préhistoire) de l’espèce humaine depuis l’apparition de sa forme moderne, mais aucune religion ne peut prétendre à l’éternité: toutes naissent, meurent ou mourront. Et toutes changent. L’historien du christianisme Michel Grandjean note fort justement qu’«il y a beaucoup plus de différences, chez nous, entre un catholique d’aujourd’hui et un catholique du XVIe siècle qu’entre un catholique et un protestant du XXIe siècle». Et rappelle que de la même source religieuse (celle du christianisme, par exemple) naissent des conceptions religieuses fort différentes.

Le christianisme lui-même naît du judaïsme (Jésus était juif, comme tous ses disciples), l’islam du judaïsme et du christianisme, chacune de ces trois religions du livre blasphémant les deux autres (alors quoi, Jésus, Dieu et fils de Dieu, prophète, faux prophète, semeur de troubles?) de sorte que si on devait réprimer le blasphème, il faudrait réprimer toute expression de foi religieuse juive, chrétienne ou musulmane. Serait-ce une forme de laïcité? Certainement pas: «Avant de conduire à des interdits, [la laïcité] désigne la liberté de croire ce qu’on veut. Ou rien du tout. Et d’exercer son culte. La laïcité n’est pas une valeur comme la liberté, l’égalité et la fraternité, elle est un principe au-dessus d’elles» (Jean-Louis Bianco, président sortant de l’Observatoire français de la laïcité). Et il précise: la laïcité n’interdit pas de blasphémer, elle interdit d’injurier des personnes en raison de leur religion. Mettre Paul Lafargue dans les bras de Marie, ce n’est insulter personne… Même pas Paul Lafargue.

Je pense ce que je veux (ou ce que je peux, ce que mes passions me laissent ou me font penser), ça ne regarde personne tant que ça ne sort pas de mes synapses. Pourrait-elle le faire, la loi n’a pas à faire le tri de ce qu’elle m’autoriserait ou m’interdirait à penser, si elle peut faire le tri de ce qu’elle m’autorise à dire ou à publier. Ce que je pense ne relève que de ma souveraineté. Et quand ça sort de moi, quand ça se publie, ce n’est plus à la liberté de conscience que ça renvoie, mais à la liberté d’expression, de presse, de publication… Or ces libertés-là sont instrumentales, et forcément limitées, même dans les régimes les plus «libéraux». Je peux penser les pires saloperies, je ne peux pas forcément les exhaler librement, et encore moins m’organiser librement avec d’autres pour les exsuder – mais je peux le faire illégalement, à mes risques et périls.

On choisit toujours de faire ou de ne pas faire ce que la loi nous impose ou ce qu’elle nous interdit – on parle de lois humaines, sociales, pas de lois naturelles: la pomme tombée, paraît-il, sur la tête de Newton n’avait pas le choix de tomber ou non, elle obéissait à une loi naturelle; mais porter ou non un foulard «islamique», une kippa juive, une croix chrétienne, un turban sikh, c’est un choix – qui peut être dangereux, qu’une loi étatique ou communautaire interdit de faire, mais qui alors est le choix de la soumission ou de l’insoumission. Face à la loi de la société ou de l’Etat, on décide toujours de la respecter ou non.

Brisons là, une nouvelle année grégorienne commence: Allez en paix, frères et sœurs, et n’oubliez pas la collecte à la sortie. Moi, je m’en vais relire Voltaire, Spinoza, Feuerbach, Cavanna et l’Evangile de Judas. Dans le désordre. Ça devrait bien m’occuper jusqu’à la prochaine chronique.

Pascal Holenweg est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg L'Impoligraphe

Chronique liée

L’IMPOLIGRAPHE

lundi 8 janvier 2018

Connexion