Contrechamp

L’agriculture et la question de l’eau

Comment garantir de l’eau en suffisance à un coût supportable pour la production locale de nourriture? Rudi Berli, maraîcher dans le canton de Genève, présente les initiatives menées au bout du lac; Martine Gerber, paysanne bio au-dessus de Bex, évoque sa situation d’agricultrice de montagne.
L’agriculture et la question de l’eau
Contrôle de l’arrosage d’un champ de salades en campagne genevoise, pendant la canicule de juillet 2015. KEYSTONE
Environnement

L’accès à l’eau et l’irrigation deviennent des enjeux centraux pour l’agriculture avec le réchauffement climatique, en raison de la raréfaction des ressources en eau. A Genève, nous observons un déficit hydrique qui se situe entre 20 et 30% pour la 9e année consécutive. En 2022, ce déficit a même atteint 50%. Il est combiné avec une température de 2 oC supérieure à la moyenne et des périodes de sécheresse marquées en été. Les cultures végétales sont très fortement impactées mais également l’élevage, par la disponibilité des fourrages frais et stockés. La question de l’abreuvage devient également problématique. Le maraîchage, très dépendant de la disponibilité en eau, est très touché. Ces dernières années, la consommation d’eau pour l’irrigation maraîchère a augmenté en moyenne de 30% avec une pointe en 2022.

Dans ces conditions, la consommation par hectare peut aller jusqu’à 3500 m3 par an, selon les cultures et les modes d’irrigation. Le coût de l’eau dans la production maraîchère représente environ 12% des coûts de production (hors main-d’œuvre) dans le canton de Genève, avec un prix moyen de 1,40 franc/m3. Il s’agit d’un tarif agricole hors taxe d’épuration, variable selon les parcelles et le débit des compteurs. A Genève, une ferme ne paie donc pas toute son eau au même prix. D’un canton à l’autre non plus, puisque les prix peuvent varier de 0,60 franc à plus 3 francs par m3. L’eau n’est donc pas seulement un enjeu agronomique mais aussi un enjeu économique vital pour ces secteurs directement touchés. Par ailleurs, l’agriculture ne consomme à Genève que 2% du volume d’eau global.

Après les demandes formulées par Agri Genève et un vote à l’unanimité du Grand Conseil, le Canton a octroyé en 2022 un dédommagement de 1,6 million de francs pour les pertes de fourrages estimées, ainsi qu’un abattement de 50% sur le surcoût pour l’eau d’irrigation. Ces mesures d’urgence étaient destinées à limiter les pertes dues à la sécheresse et à permettre un accès un peu plus avantageux à l’eau pour l’agriculture paysanne, pour sa mission de production alimentaire.

Cette situation tendue est cependant en passe de devenir la norme; des mesures de prévoyance et de gestion à moyen et à long termes doivent être instaurées pour faire face à cette évolution. Sans action concrète, c’est une grande partie de la production cantonale qui est mise en péril. L’agriculture est déjà sous pression économique constante avec des prix ne permettant pas une rémunération équitable des producteur·trices. Genève a les conditions salariales les moins mauvaises de Suisse et les coûts de production ont tous augmenté, alors que la pression sur les prix à la production continue. De ce point de vue, une revalorisation de la production est indispensable pour garantir sa pérennité. En production biologique, la situation est encore plus difficile puisque la demande s’est contractée avec l’inflation et que les prix à la production sont sous très forte pression.

Perspectives

En automne 2022 une motion a été déposé au Grand Conseil par Jacques Blondin (Centre) afin de mettre en place un plan d’action pour garantir un accès à l’eau pour l’agriculture. A Genève, les réserves d’eau sont importantes avec le lac et la présence de nappes. L’utilisation d’eau potable traitée ne paraît pas la solution la plus sensée. Il est donc proposé de mettre sur pied des «syndicats d’eau» avec des droits de pompage dans les nappes et rivières. Ces syndicats doivent être encadrés par un règlement permettant un accès non discriminant et non excluant à toutes les structures agricoles. Dans le mode de financement, il devra être tenu compte de cette condition, car il s’agit d’un bien public.

Il a été également demandé de planifier la construction d’un réseau cantonal secondaire de distribution d’eau non traitée, les voiries et municipalités pourraient également y trouver un intérêt. Par ailleurs, il s’agit de soutenir l’agriculture dans les recherches de production et de techniques alternatives moins gourmandes en eau.

Il est certainement aussi important de réfléchir à l’évolution du type de production, de l’équilibre entre élevage, production arboricole et production végétale, des espèces et variétés végétales adaptées.
Des études mandatées par l’Etat permettent de conclure que ces propositions sont intéressantes pour certaines zones du canton concentrant des besoins importants et des réserves potentiellement utilisables. Les prochaines étapes vont porter sur l’organisation du portage et du financement de ces projets. Il apparaît que pour obtenir un prix de l’eau raisonnable, il est essentiel de trouver des partenaires (communes) et des opportunités d’aménagement pour cofinancer ces installations. A l’initiative de l’Office cantonal de l’eau et pour concrétiser la motion évoquée plus haut, une plateforme destinée à faciliter le développement de projets permettant d’accroître l’usage de l’eau par l’agriculture genevoise a été mise en place. Cette plateforme regroupe les services de l’Etat concernés, l’entreprise de distribution publique d’eau et des représentant·es de l’agriculture.

La question du prix de l’eau, bien public ancré constitutionnellement, reste donc forcément politique, puisqu’elle concerne la pérennité d’une production alimentaire locale ainsi que le prix de cette alimentation. Le choix de la rentabilité d’un réseau secondaire pour l’usage agricole est également de nature politique et doit s’inscrire dans une réflexion globale de la gestion de l’eau.

Cet exemple de recherche de solutions n’est pas nécessairement adapté à l’ensemble du territoire national, car chaque région ou canton présente des caractéristiques propres, et les besoins en eau pour l’agriculture ne sont pas identiques partout. Certaines zones sont encore très bien arrosées, d’autres moins. Il en ressort que c’est bien au niveau régional, en intégrant tous les partenaires concernés, que les solutions les plus efficientes pourront être appliquées. Dans ce domaine, une chose est cependant universelle: il n’y a pas une seconde à perdre.

L’eau et l’agriculture de montagne

Exploitante d’une ferme bio au-dessus de Bex, Martine Gerber raconte son quotidien et les difficultés inhérentes à sa situation quant à l’accès en eau.

Peux-tu présenter ta ferme?

La ferme où j’habite et je travaille n’est pas représentative des exploitations agricoles ordinaires. C’est un petit bout d’un domaine en perdition acheté il y a vingt-cinq ans à un couple âgé, situé à 1000 m d’altitude et orienté plein sud. Tout y est compliqué et mal pratique: l’accès, les talus, le manque de place, la vétusté des granges… Tout y est beau: les prairies maigres en pente, les vieux arbres et les jeunes, les fleurs, les fruits, les légumes, les moutons et les ânes, les humains et la chienne, toute cette cohabitation et la vue sur les Muverans, le transporteur et la souffleuse à foin. C’est un petit domaine de 8 ha catégorisé non rentable, travaillé en bio, destiné à disparaître, mais pourtant autonome, où chaque être a son utilité et prend ses responsabilités. Des bénévoles et des civilistes me soutiennent dans sa gestion.

Comment se présente l’accès à l’eau pour
ta production?

La surface des cultures annuelles et pérennes n’est pas très importante; malgré tout, il serait agréable d’avoir un système d’irrigation efficace, ce que je n’ai pas. La source qui coule à la fonte des neiges et remplit des cuves se tarit en juin. C’est une eau profonde dont la trajectoire a été écrasée par la construction de la ligne du train à crémaillère en haut du terrain, selon l’ancienne propriétaire. Je l’ai tout de même captée et cette réserve d’eau printanière sert à arroser les semis. Par manque de temps et de moyens, je me contente d’une réserve de 2000 litres pour la source.

Depuis quelques années, j’ai installé deux citernes pour récolter les eaux des toits qui permettent de stocker 8000 litres. C’est parfois insuffisant en été; selon les années, j’ai besoin de recourir à l’eau du réseau pour les cultures annuelles, mais c’est rare. J’arrose avec parcimonie, selon les besoins. Les cultures de petits fruits sont irriguées par le trop-plein d’une des citernes et d’autres cultures comme les plantes tinctoriales bénéficient de l’ombre des arbres fruitiers ou de haies.

Ce sont les fruitiers qui ont le plus souffert de la chaleur et de la sécheresse. Ils essayent de survivre en abandonnant certaines de leurs branches. Année après année, je ressens le réchauffement. Pour les moutons et les ânes, la sécheresse et la chaleur ne sont encore que peu perceptibles, mais le manque d’herbe et de repousse pourrait changer la donne. La gestion du troupeau est plus compliquée en hiver, du fait des grandes variations de température.

Trouver des réponses technologiques au problème d’approvisionnement en eau n’est pas de mon ressort. Les réponses sont parfois bluffantes, c’est vrai, et quelquefois aussi très énergivores à la construction… Ma contribution est plutôt d’essayer d’adapter mes cultures aux défis climatiques. Ce qui n’est pas contradictoire avec la recherche de nouvelles solutions techniques, évidemment. La question de l’approvisionnement en eau doit être au centre de toute politique publique, mais aussi être l’affaire de tou·te·s, à commencer par la sobriété de son usage.

Y a-t-il des inégalités de traitement dans l’accès
à l’eau?

La société de loisirs et de bien-être dans laquelle nous évoluons plaide pour des valeurs sans avenir. Selon moi, ce domaine est celui où la charge culturelle, les mentalités, les habitudes ont un immense potentiel de changement. La consommation des ressources telle que l’eau est au cœur des projets de développement touristique et autres attractions. La pénurie d’eau qui guette est en soi un problème mineur. Ce qui n’est pas mineur, c’est l’enchaînement du dérèglement de l’approvisionnement des ressources: nous n’allons pas manquer que d’eau.

L’industrie est une immense consommatrice d’eau et contribue au déséquilibre écologique. Chacun·e doit balayer devant sa porte urgemment. De toute évidence, l’agriculture n’a pas encore pris la mesure du danger. De mon point de vue, la diversité de l’agriculture est l’une des réponses pour redresser cette situation critique et la politique agricole devrait tendre à protéger les petites exploitations résilientes aux changements et encourager les projets paysans novateurs en termes sociaux et agricoles.

L’accès à l’eau est-il garanti à moyen ou long terme?

Pour ne parler que de ma ferme, non, il n’y a pas de garantie que l’eau y coule en suffisance à l’avenir. La Suisse, et en particulier ses régions de montagne, sont particulièrement exposées au réchauffement climatique, donc à la pénurie d’eau. Utiliser l’eau du réseau pour l’agriculture est une aberration, cela augmenterait significativement le coût de production et, surtout, signerait le manque d’autonomie et de résilience de la ferme. Il faut agir en amont pour freiner le réchauffement et ses conséquences par des efforts consentis au quotidien. Et faire appel à l’ingéniosité de chacun·e pour trouver des solutions locales, collectives ou individuelles, lesquelles devraient être validées rapidement et sans bureaucratie de principe.

Propos recueillis par VANESSA RENFAIRE, paysanne et secrétaire d’Uniterre.

Articles parus dans le journal d’Uniterre de décembre 2023.

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