Développement durable ou décroissance?
En cherchant bien, on trouve toujours, dans Marx, ce qu’on a envie d’y trouver. Le prophétisme socialiste, bien sûr, mais aussi un éloge du capitalisme comme force révolutionnaire… et même un projet de décroissance. Ainsi, tiré de L’Idéologie allemande, cette agreste évocation de la société communiste à venir – qui ressemble assez furieusement à l’idée que l’on pouvait se faire de la société communiste primitive: «Dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, (…) selon mon bon plaisir.»
Mais il est vrai que c’est à peu près tout ce que Marx acceptait de nous dire de ce que pouvait être une société communiste, celle-ci devant être déterminée par le mouvement même qui l’instaurerait, et non prédéfinie, comme le faisaient les utopistes classiques, Campanella, More, Cabet, Fourier, qui les avaient pensées et projetées alors que la société dans laquelle ils vivaient limitait par ses formes mêmes, ses lois, ses héritages culturels, les possibilités d’en inventer une autre. Ainsi la «Cité du soleil» de Campanella ou «l’île d’Utopie» de More étaient-elles des utopies féodales, et les phalanstères de Fourier des utopies bourgeoises. Marx n’est pas utopiste: il se contente d’évoquer ce que pourrait être une société sans division du travail, une fois celle-ci abolie.
Car c’est bien à un choix de société que nous sommes convié·es (reste à savoir si nous y sommes prêt·es…): abandonner le dogme de la croissance, partager le travail et en réduire le temps, créer des emplois liés aux transitions écologique et sociale. Car la croissance n’est pas le développement: elle mesure l’enrichissement, il mesure la qualité de vie, si on ne le mesure pas que quantitativement. Dès lors, la décroissance, ce n’est pas l’économie actuelle en plus petit, c’est une transition vers une autre économie qui, ne reposant pas sur la recherche du profit, ne repose pas sur le fantasme d’une croissance infinie.
Reste, centrale, la question de la justice sociale: on peut demander aux riches de l’être moins, de consommer moins, de travailler moins et de voyager autrement – on ne peut rien demander de semblable aux plus pauvres. Or ceux-ci sont bien plus nombreux que ceux-là, et si les uns mangent trop, et trop mal, ce n’est pas en exigeant aussi de ceux qui ne mangent pas assez de manger encore moins et aux chômeurs d’accepter de le rester qu’on rendra un projet de décroissance socialement acceptable. La décroissance, comme le résume Paul Ariès, est un «appel au retour des partageux»: elle doit «forcément être équitable et sélective, afin de donner plus à ceux qui ont eu le moins», en prenant plus à ceux qui ont trop.
En cela, elle s’inscrit parfaitement, et fidèlement, dans les programmes socialistes (quoique pas forcément, et même assez exceptionnellement, dans ceux des partis socialistes), d’autant qu’elle doit s’accompagner d’un surcroît de démocratie. La décroissance est possible au Nord, pour transférer des ressources au Sud. Elle est une sorte de chirurgie appliquée à la minorité la plus riche – et la plus responsable des dégradations environnementales. Elle dépasse la logique et le discours de la «simplicité volontaire», qui ne peut s’appliquer (et qui n’est tenu) que par qui peut se la permettre.
En face, ou à côté, de la «décroissance», on a le «développement durable», adoubé par toutes les grandes instances internationales, quota rhétorique obligatoire de tous les discours politiques et des sommets climatiques façon COP. Cet excès d’honneur finit par trop ressembler à une indignité et il convient tout de même, sous le fatras de bonne conscience dont on recouvre le «développement durable», de reconnaître que lui aussi se fonde sur quelques solides évidences, à commencer par celle-ci: la finitude du monde habité par les humains est rigoureusement incompatible avec toute hypothèse de croissance continue, d’expansion illimitée, de consommation sans frein ni fin des ressources. Et lorsque l’humanité aura atteint les limites de ce qu’elle peut consommer de ce que son monde lui offre, il lui faudra bien choisir entre sa propre disparition et une redéfinition radicale de son rapport à ce monde et à ses ressources. Quelle redéfinition, par quels moyens? c’est tout le débat de la «décroissance».
L’alternative (car c’en est bien une) entre le «développement durable» et la «décroissance» ressemble fort à celle qui traverse le mouvement socialiste depuis ses premiers vagissements, entre la réforme et la révolution. La question posée n’est pas la même, mais la manière de la poser est fort semblable: la croissance économique est-elle compatible avec la défense de l’environnement? Le respect des institutions est-il compatible avec le changement de société?…
Vous avez jusqu’au jour des Rois pour méditer là-dessus. En attendant, joyeux Noël durable et bonne année décroissante, les gens – les vœux ne mangeant jamais de pain, les rois mages reviennent de Dubaï en promettant une «transition énergétique hors des énergies fossiles»…
Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.