Arnaque au fumet d’extrême droite
Printemps 2022, des millions d’internautes découvrent une vidéo assez ridicule sur leurs réseaux sociaux associant l’humoriste Kev Adams à un homme déguisé en nounours appelant à financer de manière participative un film d’animation appelé Plush. Bientôt relayé par de nombreuses célébrités parmi lesquelles le chanteur Gims ou la comédienne Camille Lelouche, le projet est pour le moins singulier. En finançant le film par l’achat d’un NFT (un certificat numérique de propriété d’une image), dans le cas présent un nounours, pour l’équivalent de 1250 euros en Ethereum (la seconde crypto mondiale derrière le Bitcoin), il est promis aux investisseuses·et aux investisseurs qu’elles et ils toucheront 80% des profits réalisés par le film. Le fameux nounours de la vidéo va jusqu’à affirmer que les sommes investies par les acheteuse·eurs sera multiplié par six ou sept en l’espace de vingt-quatre mois. Août 2023, le montant nécessaire à la réalisation du film n’a pas pu être levé et les 770 personnes à avoir pris l’initiative, certes peu éclairée, de contribuer au projet ne reverront jamais leur argent.
Cette affaire, assurément loufoque, mais aux conséquences bien réelles, n’est qu’une arnaque parmi tant d’autres dans le monde des cryptos. En alliant un marketing plus fin, nombreux sont les opaques crypto-actifs à être conçus comme des systèmes de Ponzi et à détrousser leurs utilisatrices·et utilisateurs dans l’impunité la plus totale. Le prestige ou la popularité d’un crypto-actif n’en font en aucun cas une assurance, à l’image de la faillite de la renommée plateforme TFX (alors la deuxième plus grande du monde) fin 2022, après avoir siphonné les actifs de ses client·es.
«Riches et rebelles»
En Suisse, près de 8% de la population investirait actuellement dans les cryptos. Le public cible du marketing promu par les crypto-actifs ne diffère pas réellement de celui des paris sportifs. Les «cryptomonnayeurs» sont en majorité des jeunes hommes aux revenus modestes à qui on fait miroiter des gains rapides et colossaux. A la différence près qu’aux promesses de richesse se conjugue toute une rhétorique subversive. Investir dans les cryptos, ce serait être dissident·e du système financier. Ce serait aussi se prémunir contre son inéluctable effondrement.
Pourtant, d’une part, l’industrie des crypto-actifs n’a (plus) rien d’antisystème. Toutes les grandes banques ont désormais des projets de blockchain qu’elles achètent même parfois directement à des acteurs de l’industrie. La finance dite traditionnelle s’accommode et s’imbrique très bien avec les crypto-actifs. D’autre part, les cryptos constituent des actifs bien plus versatiles que les investissements classiques. La faillite évoquée de FTX et l’effondrement de 70% du marché en l’espace d’un mois en 2022 l’ont bien démontré. De surcroît, le fait que la majorité des investisseuses et des investisseurs n’y comprennent rien n’arrange évidemment pas la chose.
Une réponse à la crise des subprimes
Souvent décrits comme un phénomène technique et économique, les crypto-actifs revêtent une large dimension politique. C’est ce que fait émerger la journaliste Nastasia Hadjadji dans son livre intitulé No Crypto. Comment le bitcoin a envoûté la planète. Celle-ci relie directement le boom des cryptos à la crise de 2008 et à l’interprétation que le fondateur du Bitcoin en tira. Pour lui, en signant des chèques en blanc aux banques, les Etats ont failli en venant en aide et en légitimant un système financier décadent. Pour l’autrice, l’objectif derrière la création des cryptos est alors de s’affranchir des acteurs financiers comme des gouvernements, avec la certitude que les marchés dérégulés seront mieux à même d’orchestrer la société.
Une idéologie proche de l’extrême droite
A défaut de les rendre riches, les crypto-actifs tendent à rendre leurs utilisatrices et utilisateurs particulièrement perméables à la culture libertarienne d’extrême droite. Elles et ils n’adhèrent pas uniquement aux crypto-actifs comme moyen de s’enrichir, mais aussi aux mythes idéologiques qui les sous-tendent. Pour Nastasia Hadjadji, la haine de l’Etat et de ses mécanismes de redistribution, une logique parfaitement individualiste ou encore la volonté ferme d’échapper aux impôts sont autant de racines qui unissent la technologie et le logiciel politique de l’extrême droite. L’alt-right américaine est d’ailleurs depuis longtemps fascinée par les cryptos, à l’image d’un Steve Bannon qui avait tenté de créer sa propre monnaie pour récompenser ses activistes. En France, c’est Eric Zemmour qui s’emploie à choyer cette communauté.
Ces similitudes avec l’extrême droite se retrouvent jusque dans les méthodes employées par la communauté. Les détractrices·et détracteurs des cryptos, ou les personnes souhaitant simplement les encadrer davantage, sont quasi systématiquement victimes de raids virulents sur les réseaux sociaux. En Suisse, le parlementaire Roger Nordmann en a fait l’amère expérience. Mais c’est avant tout les femmes qui en sont le plus violemment victimes. On retrouve un masculinisme ambiant au sein de la communauté, à l’image du créateur de l’Ethereum pour qui le remplacement des femmes enceintes par des utérus synthétiques permettrait de réduire les inégalités salariales.
Nul doute que toute tentative d’encadrer sérieusement les cryptos et de surveiller leurs acteurs (par exemple par la FINMA, l’Autorité de surveillance des marchés financiers) est un enjeu pressant.
La pollution par les cryptomonnaies
«Une seule transaction en Bitcoin coûte autant d’énergie que des centaines de milliers de transactions par carte de crédit.» Conseiller national socialiste et économiste, Samuel Bendahan, évoque la nécessaire régulation des cryptos dans un entretien avec Pages de Gauche.
La dimension écologique des cryptos est relativement peu abordée. Quel est l’impact environnemental
de son industrie?
Samuel Bendahan: Le principal problème qui se pose en ce qui concerne l’impact environnemental des cryptos est la consommation d’énergie. S’il n’est pas simple d’obtenir des chiffres précis, la consommation énergétique d’une seule d’entre elles, le Bitcoin, est estimée à environ 112 TWh, soit trois quarts de la consommation des ménages français. Cette consommation colossale est liée au fonctionnement du Bitcoin: la sécurisation du réseau passe par la réalisation d’opérations informatiques qui sont énergivores, et il n’y a pas vraiment de solution à ce problème. En effet, s’il était simple de réaliser ces opérations de sécurisation du réseau, alors il serait beaucoup plus facile de le déstabiliser. La sécurité et la confiance sont basées sur le coût (en puissance de calcul et donc en énergie) des opérations informatiques réalisées lors des transactions. Une seule transaction en Bitcoin coûte autant d’énergie que des centaines de milliers de transactions par carte de crédit soit, par exemple, 50 jours de consommation électrique d’un ménage américain.
Pourquoi faut-il encadrer les cryptos?
Il faut pouvoir décider démocratiquement si l’apport de cette technologie compense les coûts engendrés. Les technologies liées au cryptos peuvent aussi apporter beaucoup de choses positives, mais les risques comme la consommation énergétique, la facilitation de la criminalité, la spéculation délétère peuvent faire des dégâts considérables au bien commun. Une bonne régulation permettrait de créer un cadre qui garantit que cette technologie soit au service du bien commun. La question de la régulation des cryptos est similaire aux autres problématiques de régulation dans le domaine technologique. Il n’est jamais simple de réguler ce secteur très internationalisé, mais il est tout à fait possible d’adopter des règles qui améliorent l’utilité publique de ces technologies.
Quels sont les moyens et tentatives actuelles de régulation?
Actuellement, il n’y a malheureusement pas suffisamment de tentatives de réguler le secteur. Les efforts devraient être internationaux pour éviter le déplacement des problèmes. Des propositions sur la transparence sont sur la table, certains pays ont interdit certaines pratiques comme le minage, mais l’effet concret sur le réseau aujourd’hui est très limité. Propos recueillis par Léo Tinguely, Pages de gauche no 189.
Pages de gauche no 189, automne 2023, https://pagesdegauche.ch/