La faille empathique
«C’est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin, à la fin c’est la fin qui est le pire.» Beckett, L’innommable
Dans un entretien publié dans Le Monde du 15 octobre, Delphine Horvilleur déclare: «Face aux meurtres du Hamas, certains silences m’ont terrassée». Elle ajoute un peu plus loin: «Cette faille empathique majeure est, en fait, une faille morale terrible dont la répercussion sera de nous déshumaniser nous-mêmes.» Le 26 octobre, l’émission de France 5 C. Ce soir prend pour thème l’empathie.
Le 28 octobre, la chronique de Michel Guerrin dans s’intitule: «L’empathie, ingrédient-clé de la création, va d’abord à la Palestine et non à Israël, que ce soit dans la France culturelle, en Allemagne et en Europe».1>www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/28/l-empathie-ingredient-cle-de-la-creation-va-d-abord-a-la-palestine-et-non-a-israel-que-ce-soit-dans-la-france-culturelle-en-allemagne-et-en-europe_6196974_3232.html Ce titre est suivi d’un chapeau: «Plusieurs artistes juifs se sont indignés du silence de la culture après le massacre du Hamas, le 7 octobre. Depuis des années, c’est le drame palestinien et la création de la Palestine qui sont mis en avant, alors que, pour Israël, il est surtout question de boycott, observe, dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au Monde.»
La partition de l’empathie
Dans sa chronique, Michel Guerrin rappelle les prises de position publiques contre les massacres du Hamas de Patrick Bruel, Gad Elmaleh, Dany Boon, Amir, Elie Semoun, Joann Sfar, Emmanuelle Béart, Marc Levy, Vincent Lindon… qui «ont dénoncé sur les réseaux sociaux le mutisme de leurs amis artistes, comédiens, musiciens, écrivains». Ce silence étant perçu comme approbation des massacres, soutien au Hamas, complicité de crime, manifestation d’antisémitisme et preuve d’une faille empathique majeure.
L’empathie est ainsi devenue une frontière palpable entre les humains et les non-humains, les uns en étant pourvus, les autres dépourvus.
Cette partition interroge. Quoi qu’on dise ou ne dise pas, les faits sont irréfutables: les massacres du 7 octobre sont d’intolérables manifestations du fanatisme religieux et raciste du Hamas.
Ces massacres génèrent deux positions. La première consiste à les condamner comme manifestation du mal absolu sans rappeler l’Histoire. C’est prendre un risque, celui de rester collé à l’événement, et s’interdire de le comprendre. C’est la position du député français Sylvain Maillard, président du groupe parlementaire Renaissance: «C’est une situation tripale à laquelle nous devons faire face. Trente-cinq de nos compatriotes ont été brûlés, massacrés ou violés et la priorité absolue est de sortir nos otages. Il est normal que les députés expriment ce que nous ressentons tous. Nous ne sommes pas des historiens.»
A contrario, condamner ces massacres en rappelant l’Histoire répond à une exigence, celle d’éclairer l’événement, de le comprendre. Cette position, qui pourrait sembler légitime au premier regard, prend le risque de déclencher un torrent d’indignation, d’accusations et d’injures. Ceux qui s’y sont risqués ont été accusés de relativisme et d’antisémitisme. «Ils décident ainsi de fermer la bouche, de relativiser ou de contextualiser la situation de façon obscène – déresponsabiliser les assassins en évoquant simplement la colonisation.» (Delphine Horvilleur). La colonisation deviendrait-elle ici un détail de l’Histoire? Faudra-t-il désormais penser avec Manuel Valls qu’«expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser»? Et jeter définitivement par-dessus bord une grande part de notre humanité?
Les silencieux sont donc pris dans un étau: s’ils parlent en conscience – dans tous les sens du terme – ils sont condamnés, s’ils ne parlent pas ils le sont aussi.
Erigés en unique manifestation du mal absolu évalué avec l’empathie comme unique instrument de mesure, les massacres du 7 octobre ont plusieurs effets mémoriels et politiques combinés: ils rappellent l’histoire du génocide des juifs par les nazis, ils ravivent la culpabilité des européens, ils disqualifient par avance toute critique de la politique d’Israël passée et à venir, et ils renvoient les Palestiniens à un statut d’«animaux humains», comme l’a dit le très empathique Ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant.
Prendre l’empathie comme unique mesure de l’humain implique de faire l’impasse sur l’humain comme processus historique et social. Cette réduction de l’humain à une altérité elle-même réduite au sentiment, avec le jugement moral qui en découle, opère comme un effet cliquet et constitue un tour de passe-passe politique destiné à faire taire toute parole se référant peu ou prou aux Lumières.
Or,
– la guerre n’a pas commencé le 7 octobre;
– les gouvernements successifs d’Israël ont contribué à la naissance du Hamas et ont entretenu son existence;
– il n’y a guère de différence entre les suprémacistes racistes Bezalel Smotrich [ministre des Finances israélien], Itamar Ben Gvir [Ministre de la Sécurité nationale] et Yoav Gallant, les populistes comme Benjamin Netanyahu… et les dirigeants du Hamas: les uns comme les autres sont des théocrasses, ennemis de la démocratie, de l’Etat de droit, des artistes, des femmes, des LGBTQ+… (voir la chronique de Michel Guerrin);
– les massacres du Hamas ont été précédés de quantité d’autres massacres passés sous silence ou considérés comme insignifiants quand ils concernaient les Palestiniens,
– cette longue litanie de morts et d’exactions en tout genre s’inscrit dans la très longue histoire de la colonisation;
– l’existence d’Israël a été le produit d’une décision de la communauté internationale qui a fermé les yeux, et continue à fermer les yeux, sur la colonisation des territoires palestiniens et les exactions de l’armée et des colons;
– la formule «une terre sans peuple pour un peuple sans terre» n’a été que la énième variation d’un narratif européen à l’œuvre depuis des siècles pour pratiquer des génocides et conquérir le monde.
Le silence des silencieux ne prouve donc aucune «faille empathique», mais montre, au contraire, leur accablement et leur désespoir devant tant et tant et tant de cochonneries impérialistes. Si faille empathique il y a, elle se trouve dans les silences de la communauté internationale, dans l’approbation de la politique fasciste d’Israël2>Zeev Sternhell (Le Monde du 18 février 2018): «C’est pourquoi il convient de faire lire partout en Israël et dans le monde juif les deux entretiens faits par Ravit Hecht pour Haaretz (3 décembre 2016 et 28 octobre 2017) avec Smotrich et Zohar. On y voit comment pousse sous nos yeux, non pas un simple fascisme local, mais un racisme proche du nazisme à ses débuts.»; Eva Illouz (Le Monde du 15 novembre 2022): «Netanyahou est un populiste de droite ‘conventionnel’, similaire à Modi, à Orban ou à Trump. Itamar Ben Gvir, le chef de sionisme religieux, se situe, lui, au-delà du populisme. Il représente ce que l’on est bien obligé d’appeler, à contrecœur, un ‘fascisme juif’.» dans les compromissions des puissants, dans le capitalisme financier colonial et prédateur qui détruit la planète.
Sortir du «tripalisme»
Mais il y a un autre point intéressant dans la chronique de Michel Guerrin. L’empathie – non comme construction mais comme mouvement spontané, une espèce de tripalisme (pour reprendre la catégorie du député renaissant Sylvain Maillard) – devient le signe de l’appartenance ou de la non-appartenance à l’humanité.
Ainsi circonscrite, l’empathie est considérée comme «l’ingrédient-clé de la création». Or, constate Michel Guerrin, l’empathie des créateurs «va d’abord à la Palestine et non à Israël» alors même que ce pays est victime de massacres abjects. Donc les silencieux, manquant d’empathie pour Israël – sous-entendu attaqué –, ne sont pas des artistes (ou des créateurs, c’est selon) et, prolongeons le raisonnement, pourraient bien être des antisémites qui s’ignorent.
Le syllogisme est habile, mais il repose sur quelques clichés idéologiques. Reconnaissons à Michel Guerrin une forme d’audace intellectuelle quand il donne à l’empathie le rôle d’«ingrédient-clé de la création». A cette aune, que faudra-t-il faire de Samuel Beckett, de Thomas Bernhard? D’Artaud, de Bataille, Müller, Borgès? Que faire de Michel-Ange, Soulages, Mozart, Boulez, Phil Glas? Tous ces artistes et tant d’autres seraient sans doute très étonnés d’entendre pareille nouveauté à leur sujet.
Faut-il rappeler que, avant de travailler avec leurs tripes, les écrivains travaillent avec mots et des livres; les acteurs avec des mots, des espaces, des fantômes; les musiciens avec des sons, des notes, des rythmes, des instruments; les plasticiens avec des matières, des volumes? (liste évidemment non exhaustive). Que, pour parvenir à trouver quelque chose d’un peu ajusté, un peu précieux, il faut décoller de l’événement, trouver la bonne distance, la régler avec délicatesse sans être jamais sûr de trouver le bon équilibre? Bref, sortir du tripalisme et laisser l’empathie un moment en repos.
Pourquoi fonder la création artistique sur l’empathie? Cela obéirait-il à un objectif conscient – disqualifier les pétitionnaires de gauche (comme le fait Elie Chouraqui dans le JDD du 30 octobre) – et un autre plus obscur – faire preuve d’empathie pour Bezalel Smotrich?
Delphine Horvilleur rappelle à juste titre qu’elle a toujours «dénoncé les effets terribles de la colonisation sur la société israélienne». Ce rappel est juste et précieux. Et il concerne beaucoup de juifs et de non juifs. Mais qu’en est-il des effets terribles de la colonisation sur les colonisés?
En dépit de ces prises de position courageuses, on constate que la colonisation n’a cessé de prospérer. Ce qui est donc ici interrogé, ce n’est pas la probité des uns ou des autres, leur positionnement moral, mais l’efficacité politique de ces prises de position qui n’ont pas empêché, et n’empêchent toujours pas, l’extrême droite israélienne d’exproprier, de tabasser, de tuer et de creuser des fosses communes.
Les démocraties – puisqu’en dépit de tout Israël reste une démocratie – peuvent vivre dans une insoutenable contradiction. Elles peuvent en même temps afficher des principes magnifiques et les piétiner avec une régularité métronomique. C’est au nom de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité que la France a massacré à travers le monde des centaines de milliers de pauvres gens qui ne leur avaient rien demandé. Que dire de l’Espagne, du Portugal, de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Angleterre, des Etats-Unis et de quelques autres, qui se sont régulièrement illustrés par des mensonges, des massacres et autres génocides? Si nous ne voulons pas que la démocratie s’apparente à un épuisant et sordide blabla, il nous faut nous efforcer de mettre en conformité nos paroles et nos actes.
Face à la faillite générale à laquelle, désarmés, nous assistons et/ou participons, ces quelques notes paraîtront sans doute dérisoires, voire déplacées. Elles tentent pourtant de dire qu’il est d’autres paramètres que le sentiment pour évaluer l’humanité des humains. Qu’on ne peut pas avoir avec l’Histoire un rapport désinvolte, la convoquer quand ça nous arrange et la rejeter quand ça nous gêne. Qu’en isolant l’événement de l’Histoire et le texte de tout contexte, on exclut toute possibilité d’interprétation, c’est-à-dire, au fond, d’intersubjectivité. Que l’amour d’autrui ne se témoigne pas à coup de déjections humorales mais exige, au contraire, un réel effort pour s’en dégager et penser contre elles et contre soi. Que la catharsis, comme le montre Marie-José Mondzain, n’est pas une purgation mais une clarification des ténèbres. Que le triomphe actuel du tripalisme en France ressemble à s’y méprendre à ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient.
Reste une question: veut-on, ou non, d’un Etat Palestinien?
Pendant que nous bavardons sur l’empathie des uns et la faille empathique des autres, les Occidentaux soutiennent «inconditionnellement le droit d’Israël à se défendre»; Gaza est déclarée «champ de bataille» par le très sensible Netanyahou; les bombes tombent sur les animaux Gazouis comme des cerises sur un gâteau; les colons continuent leurs prédations; les morts se comptent par milliers et le très sympathique Biden dit ne pas avoir confiance dans les chiffres des Palestiniens (et non du Hamas). Fermer le ban.
PS: Quand j’étais enfant en Algérie, nous pleurions les horribles massacres perpétrés par les «terroristes du FLN» et tenions pour normaux, voire rafraîchissants et glorieux, ceux de l’armée française, puis ceux de l’OAS. Morale de l’histoire coloniale: un bon Arabe est un Arabe mort.
Notes
Hervé Loichemol, ancien directeur de la Comédie de Genève. Il travaille régulièrement depuis 2013 avec des comédiens palestiniens à Gaza.