Chroniques

Pour une ville attachante et hospitalière

Vivre sa ville

Depuis leurs origines, les villes sont là où des personnes étrangères les unes aux autres doivent apprendre à construire un monde en commun avec et par-delà leurs différences. Et ce «commun» n’est pas une mince affaire, l’expression des différences débordant largement le cadre sage et régulé de nos villes contemporaines. Ainsi, les politiques urbaines sont travaillées par la coexistence difficile avec les corps démunis des sans-abri et l’errance des personnes souffrant de toxicomanie, les occupations illégales et les manifestations qui débordent, mais aussi les trottinettes indisciplinées, les excès des supporters ou encore le pas hésitant de la personne âgée. Autant de moments qui placent les questions politiques sur d’autres plans que la démocratie parlementaire et les visions ordonnées de la planification urbaine.

Confrontées à la fragilité et l’excès des comportements humains, nos démocraties capitalistes, travaillées par leur souci de prévision et de rentabilité, ont fait le pari historique, souvent violent, de fonder notre ordre en commun sur des figures citadines disciplinées qui étaient plus l’exception que la règle. En premier lieu, celle d’un «père de famille», blanc et bien portant, dont on peut prédire le comportement et les choix rationnels. Les politiques urbaines se sont peuplées de tout un monde d’êtres raisonnables et prévisibles: des locataires solvables et silencieux, des travailleur·euses consciencieux·ses, des consommateur·trices informé·es, des piéton·nes discipliné·es qui marchent à 4 km/h (suffisamment vite pour passer au vert), mais aussi des collectifs militants soumettant pétitions et référendums, des habitant·es se prêtant sagement à la consultation, des migrant·es précaires ayant bien tous leurs documents. Autant de comportements devant «garantir»1> Cette chronique s’appuie sur le travail essentiel du sociologue Marc Breviglieri qui thématise depuis une dizaine d’années les contradictions de la «ville garantie» et la tension entre attractivité et attachement. une ville bien ordonnée et attractive, au trafic fluide, aux commerces variés et prospères, à la diversité avenante et conviviale.

Si on ne peut pas contester l’importance de chacune de ces qualités urbaines, il est loin d’être évident que la ville attractive qu’elles dessinent soit aussi une ville attachante.

Au contraire, on peut argumenter que ce qui nous attache à une ville, comme à une personne, n’est pas sa perfection mais ses «défauts», ses traits singuliers que l’on a appris à aimer même s’ils nous agacent. C’est dans les différences qui nous émeuvent, celles qui résistent et celles que l’on apprivoise petit à petit, que se tissent les attachements et les désirs qui donnent sens à nos vies, mais aussi les indignations et les solidarités qui nourrissent nos engagements.

En planifiant une diversité trop réglée et lissée, la ville attractive a toutes les chances de perdre sa capacité de nous émouvoir, alors même qu’elle conquiert une place élevée dans les rankings internationaux. Il ne s’agit pas ici d’une défense romantique des attachements et des émois, mais de l’expression de la crainte qu’en invisibilisant, pire, en réprimant ce qui diffère et sort de la norme, nos gouvernements urbains se rendent aveugles aux dynamiques anthropologiques qui sont aux fondements d’une vie en commun. Il devient essentiel de repartir de ce qui nous émeut et nous attache, afin de mieux comprendre et accueillir les failles et les excès qui nous rendent humains et forgent nos comportements urbains.

Même si le coût politique et quotidien est parfois élevé, il faut comprendre que les piétons comme les cyclistes filent au plus court, s’arrêtant là où il ne faut pas et transgressant l’ordre carré de la circulation automobile, que les militant·es indignés s’emparent des rues et des vides, court-circuitant le temps sage des pétitions, qu’il est parfois bon de ralentir tout le système plutôt que de chercher à faire accélérer celles et ceux qui peinent à marcher, ou encore que la défense des arbres n’est pas sensiblerie conservatrice mais un geste démocratique qui s’ancre dans ce qui nous attache.

Autant de formes citoyennes, prises par l’occupation, le ralentissement et l’effondrement, la liesse et le débordement, qu’il ne s’agit pas de réprimer mais d’accueillir en déformant les plans quadrillés de la ville attractive.

En devenant attachante, la ville deviendra alors plus hospitalière aux élans et aux fragilités, à la pluralité profonde de notre humanité. Et peut-être qu’en repartant des marges, on verra petit à petit émerger une ville meilleure à vivre pour toutes et tous.

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* Sociologue, LaSUR EPFL.

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mardi 19 juillet 2022

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