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«Thèmes nouveaux, méthode standard»

Le prix de la Banque centrale de Suède, communément appelé «prix Nobel» d’économie, vient tout récemment d’être attribué à l’Etasunienne Claudia Goldin, pour sa mise en lumière des «principaux facteurs de différences entre les hommes et les femmes sur le marché du travail». Faut-il s’en réjouir? Analyse de la socioéconomiste Isabelle Guérin.
«Thèmes nouveaux, méthode standard»
Claudia Goldin, lauréate du Nobel d’économie 2023, en interview téléphonique à son domicile à Cambridge, Massachusetts (USA). KEYSTONE
Économie

L’économie, en tant que discipline, est connue pour son sexisme, à la fois dans son organisation interne et dans sa manière de comprendre et d’influencer le monde. Le métier d’économiste reste à dominance masculine1>https://women-in-economics.com/index et le champ scientifique invisibilise2>Hélène Périvier, préface de Thomas Piketty, L’économie féministe, Presses de Sciences Po, 2020. les contributions des économistes femmes, pourtant nombreuses3>Myra H. Strober, «Rethinking Economics Through a Feminist Lens», https://www.jstor.org/stable/2117818?typeAccessWorkflow=login depuis les travaux fondateurs. Après Elinor Ostrom en 2009 et Esther Duflo en 2019, Claudia Goldin n’est que la troisième femme à remporter cette prestigieuse récompense que constitue le «Nobel» d’économie4> https://www.kva.se/en/news/the-prize-in-economic-sciences-2023/ [ndlr: lire également lecourrier.ch/2023/10/09/nobel/], sur 93 lauréats depuis la création du prix en 1968.

Primer des travaux focalisés exclusivement sur les inégalités de genre est par ailleurs inédit dans l’histoire de ce prix. De ce point de vue, le «Nobel» 2023 semble donc plutôt une bonne nouvelle. Les méthodes sur lesquelles reposent les travaux primés invitent néanmoins à nuancer l’idée.

Courbe en U et «travail cupide»

A 77 ans, Claudia Goldin est toujours professeure au prestigieux département d’économie de l’Université d’Harvard, où elle est d’ailleurs la première femme à avoir été titularisée, en 1989. Elle a pour particularité de combiner une approche néoclassique de l’économie et une perspective historique. Rendre justice à une œuvre prolifique qui s’étend sur près de cinq décennies est évidemment vain. Donnons simplement un aperçu de deux résultats saillants.

Le premier consiste à avoir modélisé la «courbe en U»5>Claudia Goldin, «The U-Shaped Female Labor Force Function in Economic Development and Economic History», 1994, www.nber.org/papers/w4707 de l’emploi féminin en fonction des degrés de «développement» des pays et à proposer une interprétation. Cette courbe montre que l’emploi féminin est élevé dans les économies de subsistance; il décline lorsque les économies commencent à se monétariser et se marchandiser mais n’offrent que des emplois manuels, fortement stigmatisés pour les femmes; puis il remonte lorsque les femmes ont accès à des emplois «à col blanc», plus respectables.

La transformation des normes familiales et l’accès à la pilule contraceptive amorcent une autre étape. Les jeunes femmes puis les futures mères peuvent désormais planifier leur avenir, et donc s’engager dans des études puis des métiers, perçus désormais comme de véritables carrières professionnelles et non comme un simple adjuvant au revenu familial. Exhumant de nombreuses archives, compilant diverses bases de données, Claudia Goldin retrace cette évolution pour les Etats-Unis mais aussi dans d’autres contextes, y compris postcoloniaux, suggérant l’universalité de cette courbe en U et de son interprétation.

Le second résultat, plus récent, porte sur la notion de «travail cupide» (greedy work6>Claudia Goldin, «Journey across a Century of Women», 2020, www.nber.org/reporter/2020number3/ en anglais). Elle s’interroge ici non plus sur les taux d’emploi des femmes mais sur la persistance des inégalités de salaire au sein d’un même métier. A l’issue de travaux économétriques sophistiqués visant à isoler différents facteurs explicatifs, elle conclut que les inégalités relèvent moins de discrimination que de ce «travail cupide», qui consiste à exiger des travailleurs une grande flexibilité horaire, laquelle pénalise les femmes du fait de leurs responsabilités domestiques.

Les emplois les plus exigeants en termes de longues heures de travail et les moins flexibles sont rémunérés de manière disproportionnée, tandis que les revenus des autres emplois stagnent. C’est ainsi qu’elle explique la persistance de fortes inégalités de salaires femme-homme, notamment dans les métiers hautement diplômés.

Une conception mainstream

Loin de se cantonner à ses écrits et enseignements académiques, Claudia Goldin s’engage sur de multiples fronts, y compris pour l’égalité dans sa propre profession. D’abord en faisant office de modèle, puisqu’elle reconnaît gagner davantage que son mari7>https://freakonomics.com/podcast/the-true-story-of-the-gender-pay-gap/ Lawrence Katz, lui-même économiste et avec qui elle a régulièrement collaboré (tout en soulignant avoir davantage d’ancienneté). Ensuite en promouvant des programmes spéciaux8>Claudia Goldin, «Undergraduate Women in Economics (UWE)», Harward University, https://tinyurl.com/8433sddj incitant les jeunes femmes à étudier l’économie.

Les travaux de Claudia Goldin ont eu l’immense mérite d’attirer l’attention de la discipline sur des thématiques longtemps impensées. Ils sont toutefois circonscrits à une méthode et une conception du travail et de l’économie qui limitent nécessairement leur portée.

Claudia Goldin reste fidèle à une approche néoclassique des phénomènes économiques, considérant l’emploi comme un choix et un calcul économique rationnel individuel, influencé par une série de contraintes, d’incitations ou de chocs externes, dont l’origine ne mérite pas d’être questionnée. Elle appuie ses démonstrations sur des analyses économétriques visant à isoler les effets de différents facteurs, dont les non observables et/ou incommensurables sont écartés. Raisonner «toute chose égale par ailleurs» occulte l’entremêlement inextricable de certains facteurs.

La courbe en U, à portée prétendument universelle, s’applique certainement à plusieurs régions du monde et certains groupes sociaux, beaucoup moins à d’autres. Citons le cas de l’Inde9>Sophie Collet, «En Inde, les femmes travaillent de moins en moins», blog du Courrier international, https://tinyurl.com/ah3b4n5k, où l’emploi des femmes ne cesse de décliner dans une économie pourtant florissante.

Outre le fait de rendre justice à des trajectoires hétérogènes, reconnaître et explorer cette diversité visent surtout à complexifier l’analyse des structures de hiérarchie sociale10>Bina Agarwal, «‘Bargaining’ and Gender Relations: Within and Beyond the Household», Feminist Economics, Vol. 3/Iss. 1, 1997, doi.org/10.1080/135457097338799 et de la manière dont les inégalités de genre s’articulent avec d’autres rapports de pouvoir, afin de mieux penser leur dépassement. Même au sein des contextes occidentaux, il existe une diversité de régimes de genre11>Jane Lewis, «Gender and the Development of Welfare Regimes», Sage Journals, Vol. 2/Iss. 3, https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/095892879200200301, avec des modalités très inégales dans la manière dont Etat, marché, famille et milieu associatif se partagent les responsabilités.

Entrent en jeu ici les droits sociaux, les questions fiscales, les réglementations relatives aux temps et horaires de travail ou encore les normes de masculinité, féminité et parentalité.
Plus encore, l’arbitrage emploi/soin aux enfants se révèle être un processus complexe et ambivalent12>Nancy Folbre, De la différence des sexes en économie politique, Librairie des femmes, 1997, https://tinyurl.com/yfwx6s6e où s’entremêlent des aspirations, des obligations et des contraintes multiples, mais aussi des sentiments et des affects, extraordinairement variables selon les lieux, les contextes et les groupes sociaux.

Les «membres productifs»

Dans son ouvrage de vulgarisation sur l’idée de «greedy work», paru en 2021, en contexte post-pandémique, Claudia Goldin plaide par ailleurs pour des mesures de soutien aux parents et aux prestataires de soin afin de leur permettre, suggère-t-elle, d’être de «meilleurs membres productifs de l’économie»13>Claudia Goldin, Career and Family: Women’s Century-Long Journey toward Equity, Princeton University Press, 2021, https://tinyurl.com/2u4kyhts. Comme l’ont cependant montré de nombreuses recherches, y compris en économie, cette course à la productivité est précisément l’épicentre des inégalités comme de l’insoutenabilité14>Julie A. Nelson, Economics for Humans, Second Edition, University of Chicago Press, 2018, https://tinyurl.com/28d5zrcz de nos systèmes économiques, puisque la productivité des uns se nourrit de la prétendue non-productivité des autres.

On n’insistera jamais assez sur l’immense responsabilité du savoir économique dominant dans la fabrique d’un monde profondément inégalitaire et insoutenable15>J. K. Gibson-Graham, «The End of Capitalism (as we knew it): A Feminist Critique of Political Economy», Sage Journals, Vol. 21/Iss. 2, https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/030981689706200111, les deux allant de pair. En cantonnant l’économie (comme réalité) et la richesse à la production de biens et services échangeables sur un marché, le savoir économique dominant a entériné et justifié scientifiquement la dévalorisation d’activités, de personnes et de régions du monde16>Maria Mies, avant-propos de Silvia Federici, Patriarchy and Accumulation on a World Scale –
Women in the International Division of Labour, Bloomsbury, 2022,
, supposées improductives et sans valeur.

Il en va ainsi des activités de soin et de subsistance17>Geneviève Pruvost, Quotidien politique – Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, 2021, https://tinyurl.com/yj84n23u, principalement assumées par des femmes. C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance du «salaire féminin d’appoint»18>Monique Meron, Rachel Silvera, «Salaires féminins: le point et l’appoint», Dans Travail, genre et sociétés 2006/1 (N° 15), pages 27 à 30, doi.org/10.3917/tgs.015.0027: les femmes seraient par essence dépendantes de leur époux et leurs besoins seraient donc moindres. En France, c’est bien cette dévalorisation qui explique une partie du «quart en moins»19>Rachel Silvera, Un quart en moins – Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, La Découverte, 2014, https://tinyurl.com/4zemj5u3, référence au 25% de décalage entre les revenus moyens des femmes et des hommes.

C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance de secteurs entiers féminisés, sous-payés, et souvent racisés. Majoritairement dédiés aux soins ou à l’éducation, ces secteurs d’activité sont pourtant déterminants pour la survie et le bien-être de nos sociétés. Cette hiérarchisation des activités et des revenus féminins et masculins est gravée dans les normes sociales et les croyances, des hommes comme des femmes, mais aussi dans la réglementation, le droit et son interprétation, notamment le droit du travail ou le droit sur les successions20>Sibylle Gollac, Céline Bessière, Le genre du Capital – Comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte, 2020, https://tinyurl.com/u8e35425.

En somme, si l’on peut se réjouir de la nomination de Claudia Goldin, gardons la tête froide: sa capacité à infléchir les modes dominants de pensée et d’action vers plus d’égalité et de soutenabilité semble, hélas, limitée.

Notes[+]

Isabelle Guérin est directrice de recherche à l’IRD-Cessma (Université de Paris), affiliée à l’Institut Français de Pondichéry, Institut de recherche pour le développement (IRD).

Article paru sous le titre «Faut-il se réjouir du ‘Nobel’ d’économie attribué à Claudia Goldin?» dans The Conversation, theconversation.com.

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