Doit-on arrêter d’avoir des enfants?
En 2009, le statisticien Paul Murtaugh et le climatologue Michael Schlax calculaient que la naissance d’un seul enfant dans un pays à fortes émissions de gaz à effet de serre comme les Etats-Unis générerait autour de 10 000 tonnes de CO2 supplémentaire relâchées dans l’atmosphère. C’est-à-dire cinq fois les émissions produites par un parent moyen au cours de sa vie. Ce chiffre est si élevé car tout enfant nouveau est susceptible d’avoir, le moment venu, lui-même des enfants, perpétuant ainsi les émissions pour de nombreuses générations à venir.
D’aucuns dressent ainsi une analogie entre la procréation et la surconsommation. Tout comme la surconsommation, la procréation est un acte par lequel vous produisez sciemment plus d’émissions de carbone qu’il n’est éthique de le faire. Suivant ce raisonnement, si nous condamnons la surconsommation, alors nous devrions être cohérents et tiquer également lorsqu’il est question de procréation.
Compte tenu de l’impact potentiel sur le climat de la naissance d’un seul enfant, certains universitaires en éthique affirment qu’il existe des limites morales à ne pas dépasser lorsqu’il est question de la taille de nos familles. En règle générale, ils suggèrent de ne pas avoir plus de deux enfants par couple, voire pas plus d’un. D’autres ont même affirmé que, dans les circonstances actuelles, il serait préférable de ne pas avoir d’enfants du tout. Ces idées ont gagné du terrain grâce aux efforts de groupes militants tels que le mouvement BirthStrike et l’organisation caritative Population Matters outre-Manche.
Les spécialistes en éthique à l’heure du dérèglement climatique s’accordent à dire que la crise actuelle est sans précédent et qu’elle nous oblige donc à repenser ce qui peut être exigé des individus d’un point de vue éthique. Mais proposer des limites à la taille des familles reste pour beaucoup problématique, et ce pour un certain nombre de raisons.
1. Cela pointe du doigt certains groupes. A cet égard, le philosophe Quill Kukla nous met en garde contre le danger de la stigmatisation. Poser une limite à la taille des familles pourrait impliquer que certains groupes, qui ont, ou sont perçus comme ayant, plus d’enfants que la moyenne, sont à blâmer pour le dérèglement climatique. Ces groupes sont généralement des minorités ethniques et des personnes défavorisées sur le plan socioéconomique.
Quill Kukla s’est également inquiétée du fait que si nous commençons à parler de limiter le nombre d’enfants que nous avons, le fardeau pourrait retomber de manière disproportionnée sur les épaules des femmes. Or les femmes sont déjà l’objet de nombreuses contraintes les incitant à se conformer à l’idée que la société se fait du nombre d’enfants qu’elles devraient ou ne devraient pas avoir.
Certes, ces inquiétudes ne concernent pas directement les obligations morales réelles qui nous incombent en matière de réduction des émissions. Mais elles mettent en évidence la nature délicate du débat sur les limites éthiques de la procréation.
2. Cela pose question du point de vue de la responsabilité. C’est un problème philosophique qui remet en question la conception de la responsabilité qui sous-tend les arguments en faveur des limites à la procréation. Nous pensons généralement que les gens ne sont responsables que de ce qu’ils font eux-mêmes, et non de ce que font les autres, y compris leurs enfants adultes.
De ce point de vue, les parents pourraient avoir une certaine responsabilité dans les émissions générées par leurs enfants mineurs. Il est concevable qu’ils aient également une part de responsabilité dans les émissions que leurs enfants adultes ne peuvent pas éviter. Mais ils ne sont pas responsables des émissions superflues de leurs enfants, ni des émissions de leurs petits-enfants et des générations suivantes.
Ainsi décomposée, l’empreinte carbone de la naissance d’un enfant est beaucoup moins importante et ne se distingue plus des autres choix de consommation. Selon une estimation qui suit cette logique, chaque parent est responsable d’environ 45 tonnes d’émissions de CO2 supplémentaires. Cela équivaut à prendre un vol transatlantique aller-retour tous les quatre ans de sa vie.
3. Les effets seraient simplement trop lents. Nous sommes déjà témoins des signes d’effondrement du climat. Les glaces fondent, les océans se réchauffent et de nombreux records climatiques ont été atteints cet été. Pour éviter l’aggravation des effets du changement climatique, les climatologues s’accordent sur le fait que nous devons d’urgence parvenir à un niveau d’émissions nettes nulles. Les objectifs les plus couramment proposés pour atteindre ce but sont d’ici à 2050 ou à 2070. Dans de nombreux pays, ces objectifs ont été inscrits dans la loi.
Cependant, compte tenu de la nécessité de réduire d’urgence les émissions, la limitation de la procréation est une réponse tout à fait inadéquate. En effet, les réductions d’émissions qui en résulteront ne prendront effet que sur une période beaucoup plus longue. Ce n’est tout simplement pas là qu’il faut chercher les réductions d’émissions que nous devons réaliser maintenant.
4. La voie vers le zéro net. Etant donné que la limitation de la procréation ne permet pas de réduire les émissions assez rapidement, les émissions par habitant doivent drastiquement diminuer, et vite. Mais cela ne dépend pas uniquement du pouvoir des consommateurs individuels ou des futurs parents. Nous sommes en fait confrontés à un problème d’action collective. Car la responsabilité éthique de la réduction des émissions ne repose pas seulement sur les épaules des individus, mais aussi sur celles des sociétés, de leurs institutions et de leurs entreprises. Et si nous parvenons collectivement à réduire nos émissions par habitant à zéro net d’ici à 2050, le fait d’avoir un enfant aujourd’hui n’entraîne qu’une faible quantité d’émissions. Après 2050, les enfants et leurs descendants cesseraient d’augmenter les émissions nettes.
Cependant, malgré les engagements politiques pris pour atteindre cet objectif, on ne sait toujours pas s’il sera atteint. Plus de 1,7 billion de dollars américains [1550 milliards de francs suisses] devraient être investis dans les technologies d’énergie propre au niveau mondial cette année, ce qui représente de loin la somme la plus importante jamais dépensée pour l’énergie propre en une année. Malgré cela, la faisabilité d’un tel défi climatique suscite de nombreux débats.
Les arguments philosophiques suivant lesquels nous devrions avoir moins d’enfants remettent en question notre compréhension de ce que la moralité peut exiger à l’ère du dérèglement climatique. Ils remettent également en question le fait que les choix les plus significatifs que nous puissions faire en tant qu’individus soient de simples choix de consommation (par exemple, devenir végétarien). Mais le débat philosophique sur l’obligation d’avoir moins d’enfants est complexe et reste ouvert.
* Maître de conférences en éthique à l’Université de Bristol (Royaume-Uni).
** Professeur de philosophie morale à l’Université de Vienne (Autriche).
Article paru en version annotée sous le titre «A l’heure du dérèglement climatique, doit-on arrêter d’avoir des enfants?» dans The Conversation, theconversation.com