Contrechamp

«Une nouvelle crise globale de la dette»

«Il n’y a pas assez de dirigeants pour tenir tête aux créanciers de la dette», avance Eric Toussaint. Le porte-parole du CADTM prévient qu’en 2023-2024 «tous les records d’ajustement fiscal dans le Sud global seront battus». Il assure également que «le FMI est beaucoup plus fort qu’il ne l’était il y a deux décennies».
«Une nouvelle crise globale de la dette»
Manifestation des populations autochtones de la province de Jujuy, dans le «triangle du lithium», devant le palais de justice de Buenos Aires, contre une réforme provinciale qui encourage l’exploitation du minerai sur leurs territoires, le 8 août 2023. KEYSTONE
Économie

Eric Toussaint, docteur en sciences politiques et porte-­parole du réseau international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), évoque l’émergence d’une «nouvelle crise internationale de la dette» dans une récente interview accordée au magazine Tiempo Argentino, à Buenos Aires. Entretien. (CO)

Le CADTM parle d’une nouvelle crise internationale de la dette. Quels en sont les éléments déclencheurs?

Eric Toussaint: Il y a plusieurs chocs externes successifs, venant des pays du Nord, affectant le Sud et provoquant une aggravation de la question de la dette. Le premier choc a été constitué par les effets de la pandémie, dans le Nord géographique, puis sur les populations du Sud. De manière vraiment dramatique dans des pays comme le Pérou, l’Equateur et le Brésil. La pandémie a eu de graves répercussions économiques, aggravées par le coût de la lutte contre le virus pour les Etats, ce qui a entraîné dans de nombreux cas un endettement, extérieur et intérieur, accru. En 2020 et 2021, de nombreux gouvernements ont préféré financer par la dette la lutte contre les effets de la pandémie plutôt que de taxer les grands conglomérats économiques, tel que le «big pharma» ou les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), qui ont tiré des dizaines de milliards de profits de la pandémie.

Les autres chocs?

Le deuxième est l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a généré une très forte spéculation de la part de l’oligopole qui contrôle largement la fixation des prix du commerce mondial des céréales, ce qui a fait monter le prix du blé et des autres céréales, produits dont l’Ukraine et la Russie sont des puissances exportatrices. La spéculation a été déclenchée sur le marché oligopolistique, le commerce international des céréales étant contrôlé à 80% par quatre multinationales (trois sont étasuniennes et une européenne). Le prix des engrais et des carburants a également augmenté. Ce nouveau scénario a fortement pénalisé les pays du Sud qui sont des importateurs nets de céréales, notamment sur le continent africain, de l’Egypte au Sénégal en passant par la Tunisie.

Face à ces chocs externes, les dettes publiques ont encore augmenté car les gouvernements ont fait face à des dépenses accrues qu’ils ont refusé de financer par des taxes sur les sociétés pétrolières et gazières, les grandes sociétés de distribution et les grandes entreprises de l’agrobusiness. Le 1% le plus riche n’a pas été mis à contribution et a continué à s’enrichir dans des proportions inouïes.

Le troisième élément de choc a été la décision unilatérale de la Réserve fédérale américaine et des banques centrales européennes et britanniques d’augmenter drastiquement, à partir de 2022, les taux d’intérêt, passant de 0,25% à 5,25% aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et de 0% à 4,25% dans la zone euro. Les conséquences financières ont été très dures pour les pays du Sud, car les flux financiers, qui dans l’étape précédente étaient dirigés vers le Sud, ont, face aux rendements des nouveaux taux d’intérêt des pays centraux du Nord, été dirigés vers l’achat d’obligations souveraines des pays européens ou des Etats-Unis, qui offraient une plus grande rentabilité et une plus grande sécurité. Les prêteurs du Nord exigent du Sud des taux d’intérêt de plus en plus élevés. Les classes dominantes du Sud en profitent également car elles achètent des titres de la dette publique interne et externe.

Il s’agit d’une conjoncture historique différente de celle
des années 1980, lorsqu’une importante campagne pour
la suspension du paiement de la dette extérieure a été menée par des dirigeants tels que Fidel Castro ou Thomas Sankara.

Les similitudes sont données par l’augmentation unilatérale de la Réserve fédérale étasunienne et des banques centrales des pays européens. Une grande différence est qu’à l’heure actuelle on manque de leaders comme Fidel Castro à Cuba1>«Fidel Castro: La dette ne doit pas être payée», CADTM, 29.11.2016,
tinyurl.com/45kyw977
ou Thomas Sankara, le jeune leader du Burkina Faso2>«35 ans après son assassinat, Thomas Sankara reste une source d’inspiration», CADTM, 21.06.2022, tinyurl.com/45kyw977. Dans la situation actuelle d’endettement, les gouvernements progressistes n’ont pas le radicalisme, la créativité et le courage des gouvernements qui ont mené l’opposition à l’augmentation des paiements de la dette. Même l’actuel gouvernement cubain ne défie pas les créanciers et adopte un profil très bas lorsqu’il est attaqué par les fonds vautours devant les cours de justice en Angleterre. Dans le cas du Burkina Faso, il y a un fossé béant entre la pratique réelle et le discours radical3>«Capitaine Ibrahim Traoré: L’actionnariat populaire, ‘une nouvelle page de notre histoire’», Faso7, 12.06.2023, tinyurl.com/mte3tdsz de l’actuel président, le capitaine Ibrahim Traoré, contre les créanciers et leur modèle économique prédateur. Le Burkina vient en effet de signer début juillet 2023 un accord avec le Fonds monétaire international (FMI) pour 300 millions de dollars4>FMI, communiqué no 23/254, 5.07.2023, tinyurl.com/u3fay8jk. Dans le cas du Mali, le gouvernement poursuit également les paiements. Dans le cas du Niger, la junte militaire vient de désigner Ali Mahaman Lamine Zeine5>«Niger: qui est Ali Mahaman Lamine Zeine, le nouveau Premier ministre nommé par la junte», RFI, 08.08.2023, tinyurl.com/mv28hkx6 comme premier ministre, un homme de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement qui était en poste au Tchad. Ce néolibéral convaincu a été, en 2008, ministre des Finances, sous la présidence de Mamadou Tandja. Nous pourrions aussi prendre l’attitude du gouvernement du Sri Lanka, alors que le peuple s’est révolté contre le clan du président en 2022, le nouveau gouvernement a passé un accord très dur avec le FMI.6>«Sri Lanka: Après le soulèvement, le FMI reprend le contrôle», CADTM, 22.11.2022,
tinyurl.com/y229vvz6
Sans parler du gouvernement de l’Argentine qui, en passant un accord néfaste avec le FMI, a favorisé la montée brutale de l’extrême droite aux élections préliminaires du mois d’août 2023.

Il y a un manque de leaders qui s’opposent aux créanciers et qui agissent pour changer en faveur des peuples le rapport des forces. Il faut compter sur les mobilisations d’en bas et sur la capacité des classes populaires à voir la réalité en face pour se mobiliser en faveur de véritables changements structurels. Dans cette perspective, le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes appelle à la tenue d’un contre-sommet des peuples à Marrakech en octobre, à l’occasion de l’Assemblée annuelle de la Banque mondiale et du FMI qui se tiendra au Maroc.7>www.countersummitimfwbmarrakech.org/fr/

Les peuples indigènes, en particulier dans la province argentine de Jujuy, luttent pour garantir leur droit à la terre, contre l’usurpation des entreprises extractives (lithium) en collusion avec l’Etat provincial.

La lutte exemplaire dans le nord de l’Argentine8>«En Argentine, le lithium au cœur des tensions avec les communautés autochtones», Le Monde, 23.07.2023, tinyurl.com/3cztv5uw est une démonstration claire de la résistance des peuples à l’extractivisme. Ces luttes ne se déroulent pas seulement dans le Sud, mais aussi sous d’autres latitudes, dans les mines à ciel ouvert d’Allemagne ou dans le mouvement exemplaire de l’activiste suédoise Greta Thunberg. Le développement de l’action répressive suscite une réponse des jeunes dans les bidonvilles de la banlieue parisienne et dans d’autres villes françaises.

Nous constatons que des pays qui se targuaient d’être des exemples de fonctionnement démocratique prennent un tournant autoritaire, comme cela s’est produit en France avec la contre-réforme des retraites. Dans plusieurs pays, l’extrême droite profite de la désillusion et du mécontentement populaires.

Pendant des décennies, dans les pays du Sud, la question de la dette a servi de prétexte pour appliquer des politiques d’ajustement diamétralement opposées aux besoins des populations. L’année 2023 a battu tous les records du plus grand nombre d’ajustements fiscaux, le FMI est à l’offensive dans tous les pays. Au cours des trois dernières années, il a accordé plus de 100 prêts dans de nombreux pays, profitant de la pandémie et, dernièrement, des effets économiques de la guerre en Ukraine, avec un plan de privatisation et de réduction des droits des travailleur·euses. Le FMI est beaucoup plus fort qu’il ne l’était il y a vingt ans. En 2005, des pays comme le Brésil et l’Argentine ont remboursé leurs dettes au FMI de manière anticipée afin de se libérer de ses conditionnalités. Alors qu’avec le prêt à l’Argentine et à 100 autres pays comme l’Egypte ou le Ghana, et d’autres en Asie (Pakistan, Sri Lanka, Bangladesh), des politiques violentes avec des ajustements sauvages sont mises en œuvre.

Un récent article9>www.cadtm.org/Des-Suds-aux-Nords-la-dette-au-carrefour-des-oppressions-et-des-luttes du CADTM souligne qu’au Nord comme au Sud la dette est à la croisée des chemins et que la seule façon d’y faire face est d’intensifier
les luttes.

Il est nécessaire d’avoir un diagnostic qui soit fidèle à la réalité. De 1985 à 2015, nous avons connu un boom des mouvements anti-dette. La décision argentine de ne pas payer la dette fin 2001, le non-paiement de la dette avec l’audit en Equateur au début du gouvernement de Rafael Correa en 2008-2009, jusqu’au triomphe de Syriza [en Grèce] en 2015. Depuis la capitulation de Syriza, les mouvements anti-dette ont commencé à refluer, avec quelques exceptions comme les mobilisations anti-FMI en Argentine et en Equateur. Le défi est de faire face à la nouvelle crise de la dette. Il faut consolider de plus en plus de forces sociales et concentrer leurs efforts au niveau intercontinental et international pour réaliser des audits, des suspensions de paiement, des répudiations.

«Nous vivons une crise globale du capitalisme»

Il est illusoire d’imaginer que le capitalisme sous sa forme actuelle est capable de se réformer. Il y a eu, à un moment donné, après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du capitalisme lui-même, une certaine concession sociale, même avec quelques mesures développementalistes. Aujourd’hui, nous sommes confronté à un «capitalisme à bout de souffle», qui connaît une crise multiforme, une crise écologique, climatique, environnementale, mais aussi une crise alimentaire, avec en 2023 plus de 250 millions d’êtres humains supplémentaires souffrant de la faim par rapport à 2014. Nous vivons une crise globale du capitalisme qui doit être confrontée à une réponse globale anticapitaliste, féministe, écologiste et ­antiraciste.

Notes[+]

Paru (en espagnol) dans le magazine Tiempo Argentino (Buenos Aires): www.tiempoar.com.ar/mundo/eric-toussaint-faltan-esos-lideres-que-se-enfrenten-a-los-acreedores-de-las-deudas/; version en français reprise du site du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, www.cadtm.org/

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