Contrechamp

Chine rurale et «têtes de dragon» (2/2)

Angus Lam, actuel responsable de la mise en œuvre du programme Asie de l’ONG GRAIN, a travaillé ­longtemps en Asie au sein d’ONG communautaires spécialisées dans l’agroécologie. Il livre ses réflexions sur l’évolution du système agroalimentaire chinois, mue par des politiques de privatisation et de mondialisation. Second volet d’entretien.
Chine rurale et «têtes de dragon» (2/2)
Angus Lam: «Des réseaux intersectoriels remettent en question le système alimentaire capitaliste et ouvrent un espace pour des trajectoires ­alternatives pour l’avenir du système alimentaire chinois.»; jeunes ruraux lors de la récolte du maïs à Jiaozhou (Shandong). KEYSTONE
Agro-industrie

La campagne d’industrialisation agricole chinoise amorcée dans les années 1980 a poursuivi son cours sur une vingtaine d’années1>Lire la première partie de cet entretien dans notre édition du 17 juillet. avec un tournant majeur au début du XXIe siècle: en 2001, l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pousse le pays à s’ouvrir aux importations agricoles et aux investissements étrangers.

Dans cette seconde partie d’entretien, le spécialiste du monde paysan chinois Angus Lam s’intéresse plus particulièrement aux mouvements alimentaires en Chine continentale.

Comment les choses ont-elles changé lorsque la Chine a rejoint l’OMC?

Angus Lam: A la fin des années 1990, la Chine était encore autosuffisante sur le plan alimentaire. Du fait des énormes pressions démographiques, elle ne peut pas délibérément baisser son taux d’autosuffisance alimentaire comme l’ont fait des pays voisins comme la Corée du Sud ou le Japon. Les engagements en faveur de l’autosuffisance céréalière et de l’ouverture des marchés par le biais de l’OMC ont donc constitué une contradiction fondamentale dans l’élaboration de la politique alimentaire chinoise à partir de l’an 2000.

Plus important encore, les impacts de l’entrée dans l’OMC doivent être pris en compte dans l’ensemble d’un système alimentaire qui avait déjà été transformé par une campagne d’industrialisation agricole d’une vingtaine d’années. Lorsque la Chine a rejoint l’OMC en 2001, un système alimentaire national basé sur les entreprises était déjà en place et pouvait alors fusionner avec le système mondial.

La «contradiction» entre autosuffisance et importations a entraîné le pays dans deux directions. D’un côté, la Chine a commencé à investir un budget énorme dans la recherche agricole, principalement la sélection végétale, la biotechnologie et le génie génétique, pour essayer de «moderniser» son agriculture et d’accroître la production. Le gouvernement s’est tourné vers les technologies agricoles, principal moyen, selon lui, de compenser la perte de terres agricoles et de main-d’œuvre rurale causée par une urbanisation rapide.

Au début des années 2000, le réseau public de vulgarisation agricole a été en grande partie dissous et transformé en promoteur de programmes technologiques dirigés par les entreprises. De nombreux agents de vulgarisation au niveau des cantons ont été affectés à d’autres tâches administratives, telles que l’application de la politique de «l’enfant unique».

Dans le même temps, de plus en plus de chercheurs et de chercheuses du secteur public ont rejoint des entreprises agro-industrielles en tant que consultant·es technologiques pour négocier avec les gouvernements locaux et promouvoir des produits auprès des communautés.

Les résultats de la recherche agricole financée par le gouvernement n’étaient plus diffusés auprès des populations agricoles par le biais des dispositifs publics, mais plutôt par le biais du secteur privé. Les entreprises agro-industrielles recevaient souvent des subventions pour présenter des innovations scientifiques et les produits qui en découlaient. En outre, la transmission des savoir-faire agricoles locaux a été considérablement perturbée par l’abandon de l’agriculture par les jeunes des campagnes.

D’un autre côté, l’adhésion à l’OMC a amorcé un processus d’intégration poussée qui a nécessité la mise en œuvre, le suivi et l’application de normes harmonisées depuis peu pour s’adapter au système commercial mondial. Cette logique de «contrôle et de normalisation» s’est ensuite diffusée aux systèmes agroalimentaires et aux décisions de gouvernance.

Au milieu des années 2000, les scandales liés à la sécurité sanitaire des aliments ont explosé dans le pays, en raison de l’utilisation excessive de produits agrochimiques et d’abus de la part d’entreprises de transformation alimentaire, motivées par les profits à court terme. Pour la première fois, la sécurité sanitaire des aliments est devenue une préoccupation plus importante que la sécurité de l’approvisionnement alimentaire en Chine.

Pourtant, paradoxalement, la réponse de l’Etat face aux scandales alimentaires a été d’adopter une législation qui n’a fait que renforcer les normes et les pratiques des entreprises, au mépris du fait que les entreprises étaient impliquées dans la quasi-totalité des scandales et épidémies les plus graves. Ces politiques réglementaires ont décimé les petites fermes, les unités de transformation alimentaire décentralisées et les marchés locaux qui ne faisaient pas partie du problème.

Emergence d’un mouvement pour une ­alimentation locale

Néanmoins, les scandales alimentaires ont favorisé un mouvement populaire vigoureux en faveur de la sécurité sanitaire alimentaire en Chine. Cela a coïncidé avec un mouvement de reconstruction rurale qui s’est développé à partir de la migration en sens inverse, vers les campagnes, qui a commencé dans les premières années du XXe siècle, à un moment où les gens étaient déçus par la vie en ville.

Les préoccupations portant sur la «sécurité sanitaire des aliments» et les mouvements de «reconstruction rurale» rassemblaient en grande partie les mêmes personnes et cela s’est rapidement transformé en un mouvement synergique en faveur d’une alimentation locale, porté par la société civile, entre 2005 et 2010.

Peux-tu nous en dire plus sur ce mouvement?

Le mouvement en faveur de l’alimentation locale met l’accent sur les valeurs de confiance, d’entraide rurale-urbaine, de connaissances locales et d’attention portée aux paysan·nes. Il est apparu en réponse aux scandales alimentaires et aux récessions rurales, ainsi qu’à la perte de relations entre l’ancienne génération d’agriculteurs et agricultrices et la jeunesse rurale.

Le mouvement a établi de nouveaux modèles de marchés alimentaires sous la forme d’agriculture soutenue par la communauté (de type agriculture contractuelle de proximité), de marchés paysans et de groupements d’achat lancés dans tout le pays.

Bon nombre de ces initiatives reposent sur la confiance entre producteur·rice et consommateur·rice, plutôt que sur l’assurance qualité issue de normes établies. Pendant la période de confinement liée au Covid à Shanghai, l’année dernière, le système d’agriculture soutenue par la communauté a permis de nourrir la population locale lorsque les chaînes d’approvisionnement commerciales étaient interrompues.

Ces marchés alternatifs gagnent en popularité en Chine et ces modèles fondés sur des valeurs laissent entrevoir des trajectoires intéressantes pour l’avenir du système alimentaire chinois dans son ensemble.

La souveraineté alimentaire et l’agroécologie sont-elles soutenues par ces nouveaux mouvements en Chine?

Le concept de souveraineté alimentaire n’a pas de traduction directe en Chine au sein des mouvements sociaux. Et l’«agroécologie» a malheureusement été interprétée de manière étroite par la communauté scientifique chinoise, avec une perspective technique similaire à celle de l’agriculture écologique. Des chercheurs et chercheuses traduisent même «agroécologie» par «agriculture ­biologique».

Cependant, les actions et les modèles du mouvement sont largement inspirés et nourris de l’expérience des mouvements internationaux d’agroécologie et de souveraineté alimentaire qui ont vu le jour à travers le monde entre la fin des années 1980 et le début des années 1990.

Il est donc possible d’identifier certains principes ou valeurs communs entre le mouvement en faveur d’une alimentation locale en Chine et le mouvement mondial, ce qui peut conduire à un dialogue ou à un échange constructif.

Comment ces transformations du système alimentaire chinois ont-elles influencé les initiatives du pays à l’étranger?

Le lancement en 2013 de l’initiative «la ceinture et la route» (BRI, pour Belt and Road Initiative, en anglais) a marqué une nouvelle étape dans la stratégie alimentaire mondiale de la Chine. Elle a établi les objectifs et les stratégies de l’investissement agro-industriel chinois à l’étranger dans différentes régions géographiques, couvrant plus de 150 pays d’Asie, d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine. Fondamentalement, la BRI ouvre un espace politique et fournit une infrastructure permettant à la Chine d’accéder à des denrées alimentaires provenant d’un nombre croissant de sources dans le monde.

La stratégie alimentaire de la Chine s’inscrit toujours dans un triple cadre: assurer l’autosuffisance céréalière face à la pression démographique; accéder aux importations alimentaires mondiales pour répondre à l’évolution de la demande alimentaire (en particulier la demande accrue de viande et de produits laitiers); augmenter les investissements dans les infrastructures afin d’amplifier son influence dans le système mondial d’approvisionnement alimentaire.

Il convient de noter que les projets agro-industriels chinois à l’étranger s’inscrivent souvent dans des objectifs à long terme et s’accompagnent de la construction massive d’infrastructures. Ces stratégies permettent ainsi au pays de développer des routes commerciales alternatives ou de nouvelles zones de production agricole pour permettre des exportations alimentaires vers la Chine.

La Chine a par exemple récemment signé un accord avec la Tanzanie pour importer du soja. Le projet est dirigé par Longping Agriscience, une entreprise semencière «à tête de dragon» appartenant au groupe CITIC, une société d’investissement publique chinoise.

L’accord porte sur la construction d’une exploitation à grande échelle de 50 000 hectares à Mbeya, une ville du sud-ouest de la Tanzanie, spécifiquement pour la production de soja et de maïs.

La coopération sino-africaine remonte à plusieurs décennies, mais sa forme a changé au fil du temps. Elle se caractérise aujourd’hui par l’intérêt de la Chine à dynamiser la production d’exportations vers la Chine et implique la diffusion d’un ensemble de technologies, d’expertises et d’investissements financiers, souvent via des entreprises chinoises, pour inciter les pays africains à reproduire le modèle agricole chinois, souvent au nom de la coopération bilatérale ou de l’aide au développement.

Quelles sont les perspectives d’avenir pour les mouvements alimentaires en Chine?

Le mouvement mondial pour la souveraineté alimentaire affirme que «la réponse réside dans le soutien à la petite agriculture, pas dans l’agro-industrie». Cette valeur est également ancrée dans le mouvement florissant en faveur de systèmes alimentaires locaux en Chine et a commencé à être reprise dans des réseaux intersectoriels qui remettent en question le système alimentaire capitaliste et ouvrent un espace pour des trajectoires alternatives pour l’avenir du système alimentaire chinois.

Il est également inspirant de voir de jeunes agriculteurs et agricultrices d’horizons divers s’unir pour pratiquer l’agriculture agroécologique en Chine. Enfin, je pense que les recherches et analyses menées sur l’agro-industrie et la stratégie alimentaire mondiale de la Chine fournissent des informations précieuses qui aident les mouvements alimentaires chinois à faire face aux différents défis auxquels ils sont confrontés.

Notes[+]

* Paru dans www.grain.org

Opinions Contrechamp DEVLIN KUYEK/GRAIN Agro-industrie

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