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Notre AVS a 75 ans

Pierre Aguet évoque la naissance de l’assurance-vieillesse et survivants, entrée en vigueur le 1er janvier 1948, en rendant hommage à Charles-Frédéric Ducommun, à qui l’on doit l’idée d’un modèle d’AVS calqué sur le régime des allocations perte de gain.
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La guerre de 14-18 avait créé une misère dont on n’a pas idée. Une misère telle que les syndicats suisses arrivent, pour la première et seule fois de leur histoire, à faire une courte, mais remarquable grève générale. Epoque particulièrement terrible puisqu’il faut encore affronter la grippe espagnole qui affecte deux millions de Suisses et Suissesses et en tue 24 449. Les grévistes, nous nous en souvenons tous, réclament entre autres la création de l’AVS et obtiennent son inscription dans la Constitution fédérale en 1925. Un projet défendu par le conseiller fédéral Edmund Schulthess est refusé en 1931. Il prévoit un versement annuel de 200 francs dès l’âge de 66 ans. S’additionnent les refus de ceux qui veulent maintenir le monopole du secteur privé et de ceux qui considèrent que l’on se moque d’eux.

Quelques chiffres illustrent la situation du pays, qui n’a pourtant pas pris part à la guerre. De nombreuses usines ferment leurs portes puisque les hommes sont aux frontières. Souvent manufactures de luxe, elles ne peuvent reprendre leur activité que très lentement. Exemple: en 1921, quarante-deux usines et fabriques disparaissent dans le canton de Berne et quatre-vingt-quinze dans le canton de Vaud. La même année, un tiers des habitant·es de la ville de Berne sont aux poursuites pour n’avoir pas payé leurs impôts. C’est L’Echo suisse, revue des Suisses de l’étranger, qui publie ces chiffres. En janvier 1922, il y a cent mille chômeurs sur une population de quatre millions d’habitant·es.

Les autorités communales et nationales encouragent les Suisses à quitter le pays. Nonante mille personnes l’ont fait en quatre ans, estime L’Echo suisse en 1923: Venezuela, Brésil, Maroc, Albanie. En 1920, mille sept cents personnes s’établissent au sud-ouest de la France. Les campagnes ne sont plus cultivées, les paysans étant morts à Verdun. Madeleine-Knecht-Zimmermann, qui a vécu ce phénomène dans son enfance, en témoigne dans Cathala1>M. Knecht Zimmermann, Cathala, L’auberge de ma mère, Ed. de l’Aire, 2016. et affirme qu’ils étaient environ trois mille dans le Lot-et-Garonne en 1926 et vingt-cinq mille immatriculés au consulat de Bordeaux.

Pourquoi ce rappel? Que vient-il faire dans l’évocation de la naissance de l’AVS? Lors de la Seconde Guerre mondiale, les autorités suisses comptent, depuis l’acceptation des élections à la proportionnelle, un groupe socialiste actif. Elles s’obligent, en 1939-45, à prendre en compte la misère subie lors de la guerre précédente. Elles créent les caisses APG, allocations pour perte de gain. Elles sont gérées par les associations patronales. Ces dernières limitent ainsi l’intervention de l’Etat et des syndicats. Elles peuvent aider les familles restées sans ressources à la maison, le père étant sous les drapeaux. A la fin de la guerre, ces caisses disposent d’une fortune importante (deux milliards de francs?) et d’une petite infrastructure de prélèvement et de distribution.

Or, selon Pierre Béguin, rédacteur du Journal de Genève qui lui a rendu hommage le 24 avril 1942, c’est l’étudiant en science politique et secrétaire de l’Union syndicale suisse (USS), Charles-Frédéric Ducommun, qui propose de relancer un projet d’AVS construit sur le modèle des APG. Après un premier refus, dès 1943, le gouvernement prend cette idée au sérieux et c’est un conseiller fédéral radical, Walther Stampfli, qui se fait le champion du projet en 1946 et 1947. Ce projet est suffisamment modeste pour que les caisses de pension, dont il est un des lobbyistes, puissent continuer leurs bonnes affaires. Le peuple tranche le 6 juillet 1947 et avec une participation jamais égalée, le «oui» l’emporte à 80%.

En 2023 les milieux financiers n’ont pas désarmé. Ils font toujours tout ce qu’ils peuvent pour freiner le développement harmonieux du premier pilier et misent tout sur leur deuxième pilier. La nécessité d’une retraite sereine pour tous leur permet, en jonglant avec nos milliards, de prélever de confortables plus-values s’ils peuvent les gérer eux-mêmes. Selon Le Courrier du 26 janvier 2023, les frais de gestion des caisses de pension ont atteint 6,8 milliards de francs en 2020, chiffres fournis par le Contrôle fédéral des finances. Soit 1500 francs par an et par assuré·e. L’article 112 de la Constitution voté en 1925 n’est toujours pas respecté.

Ce Charles-Frédéric Ducommun avait raté son entrée comme apprenti à la poste. Il est allé travailler aux CFF. Cela ne lui convenait pas. Il a repris des études. Après son bac, il a étudié les sciences politiques à l’EPFZ et commencé son activité professionnelle à l’USS. Il a ensuite été le chef du personnel de Nestlé, puis de Swissair. Enfin, peu après l’instauration de la «formule magique» au Conseil fédéral le 17 décembre 1959, on l’a prié de prendre la direction générale de la Poste. Ce fut, avec lui plus que contre lui, que j’ai été appelé pour la première fois à animer un débat contradictoire. Puisque l’occasion nous en est donnée, rendons à César ce qui est à César et à Charles-Frédéric ce qui est à Ducommun.

Notes[+]

Pierre Aguet est ancien conseiller national, Vevey.

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