Agora

Darwinisme naval

Une embarcation transportant jusqu’à 750 personnes migrantes chavirait au large de la Grèce le 14 juin. Une centaine seulement a survécu. Un récent éditorial de Lorenzo Erroi, journaliste au quotidien tessinois La Regione, dénonce «l’hypocrisie et l’inefficacité» de la politique migratoire européenne.
Migration

La route qui a conduit des centaines de migrant·es au fond de la mer Egée ne débute pas à Tobrouk, en Libye, ni même dans quelque village africain ou asiatique. Cette route part de Bruxelles et d’autres capitales européennes, Berne comprise. Cela semble certes un peu rhétorique, mais c’est bien en ces lieux que se décide – systématiquement et méthodiquement – la politique migratoire de l’Europe, qui consiste à réduire la gestion des flux migratoires à un simple darwinisme naval: trouver des excuses pour ne pas secourir les migrant·es, regarder si quelqu’un échappe aux poissons, auquel cas nous tâcherons de trouver une solution pour renvoyer celui-ci ou celle-là.

Depuis la Libye, part un de ces bateaux de pêche plein à craquer de migrant·es, que les autorités locales laissent appareiller, tout en taxant les passager·ères. Cette manne viendra compléter ce que ces mêmes autorités touchent de l’Europe pour les garder dans le pays.

Au bout d’un moment, commencent les difficultés de navigation; tout le monde les voit et les signale: un avion de Frontex survole les lieux, deux navires identifient le bateau, une ONG signale des dizaines de messages téléphoniques demandant des secours, des photos montrent les migrants qui appellent à l’aide, demandent de l’eau et de la nourriture. Mais les passager·ères veulent coûte que coûte poursuivre leur route vers l’Italie, tous·tes craignant d’être renvoyé·es en Libye. C’est le prétexte utilisé par les gardes-côtes grecs pour gagner du temps, en espérant que le bateau franchisse la ligne imaginaire qui le sépare des eaux italiennes, et que le problème passe à d’autres autorités. On attend des heures, peut-être des jours, pour voir ce qui se passe, comme dans un film. La fin de celui-ci est prévisible et désolante.

Le problème n’est pas la conduite d’un gouvernement plutôt qu’un autre; le problème est structurel. Depuis des décennies, les dirigeants européens, de droite comme de gauche, se sont illusionnés sur le fait qu’ils pouvaient traiter avec les chefs de guerre pour que ceux-ci enferment les migrant·es dans leurs centres de rétention. Ces mêmes dirigeants ont démantelé et criminalisé les secours en mer, en essayant de renvoyer systématiquement tous les migrants «chez eux», un «chez eux» qui parfois n’est plus qu’un amas de décombres. Le dernier exemple est la miniréforme européenne de répartition des réfugié·es à accueillir [ndt: quelques milliers de personnes], mais qui permettra surtout d’en renvoyer des milliers d’autres. Même la ministre suisse de la Justice, la socialiste Elisabeth Baume-Schneider, l’a qualifiée d’«avancée historique».

Enfin, il est difficile de croire aux messages d’Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, lorsqu’elle se dit «profondément attristée» par la tragédie en mer Egée, ou encore de Charles Michel, le président du Conseil européen, lorsqu’il charge «les passeurs criminels de toute la responsabilité», tout en oubliant de dire que l’Union européenne finance ces derniers à travers les accords passés avec la Libye et, bientôt, peut-être aussi avec la Tunisie.

Si l’on voulait être un peu moins hypocrite, il faudrait admettre que les politiques actuelles ne fonctionnent pas, qu’il faudrait remettre en fonction les sauvetages en mer, tout en ouvrant des canaux sécurisés pour l’immigration légale. Il faudrait juste aussi arrêter de traiter un phénomène global comme une urgence passagère, d’une part parce que si l’on continue de ne pas écouter et regarder la réalité, celle-ci va nous submerger nous aussi, et d’autre part parce qu’en attendant, les migrant·es continuent de se noyer et de mourir en mer.1>Au moins deux nouveaux naufrages meurtriers ont été signalés en Méditerranée la semaine dernière: le premier a eu lieu le 21 juin au large des Canaries, faisant 39 victimes, d’après l’ONG espagnole Caminando Fronteras. Suivi, le 22 juin, par un autre drame au large de l’île italienne de Lampedusa, avec 37 migrant·es porté·es disparu·es, selon le HCR.

Notes[+]

Article paru le 17 juin 2023 dans La Regione, reproduit avec l’aimable autorisation de la rédaction, laregione.ch
Traduction de Florio Togni.

Opinions Agora Lorenzo Erroi Migration

Connexion