«Schizophrènes?»
Schizophrènes. Ne le sommes-nous pas tous et toutes un peu lorsqu’il s’agit de prendre position par rapport au numérique? Ne doutons-nous pas devant ses potentialités, ses promesses ou ses dangers? Savons-nous qui nous sommes, lorsque nous balayons de nos doigts un écran tactile, tapons sur un clavier ou remarquons, avec soulagement, que les barres du wifi s’étagent les unes après les autres?
Nul besoin d’une anamnèse pour comprendre que lorsque nous sommes confronté·es à, figé·es devant et englué·es sur un écran, nous devenons quelque peu schizophrènes et glissons malgré nous vers un état de «stéréotypie psychique», à la fois là et pas là, en même temps ici et ailleurs.
Pour avoir lu il y quelque temps déjà Gilles Deleuze et Félix Guattari, le mot ne me fait plus peur, voire m’aide à mieux comprendre qui je suis, dans quel milieu je vis, à quelle société j’appartiens. Je sais surtout que les schizo-analystes que sont Deleuze et Guattari ont parfaitement compris qu’un système schizophrène n’est pas forcément voué à péricliter ou à disparaître.
Plutôt l’inverse: «Jamais une discordance ou un dysfonctionnement n’ont annoncé la mort d’une machine sociale, qui a l’habitude au contraire de se nourrir des contradictions qu’elle soulève, des crises qu’elle suscite, des angoisses qu’elle engendre, et d’opérations infernales qui la revigorent»1>Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Oedipe, Minuit, 1972, p. 178..
Pensons au capitalisme à propos duquel les deux compères pouvaient dire, avant même l’arrivée du Personal Computer (PC): «Jamais personne n’est mort de contradictions. Et plus ça se détraque, plus ça schizophrénise, mieux ça marche, à l’américaine.»2>Ibid.
C’est la force du livre d’Anne Alombert 3>Anne Alombert, Schizophrénie numérique, Allia, mars 2023.de remettre cette vérité à l’ordre du jour. Son titre, Schizophrénie numérique, a l’avantage de la clarté. Sa quatrième de couverture permet d’opérer un pas de côté et surtout de refuser le storytelling dominant, car le «danger n’est pas dans les progrès d’une superintelligence artificielle, il est dans l’industrialisation des esprits et l’automatisation de l’altérité».
Autrement dit, le danger n’est pas tant dans la machine qu’en nous-mêmes. Nous qui, si aisément séduit·es par une pensée machinique (rapide, sans soubresauts, efficace et efficiente), nous mettons à lui ressembler.
Une fois le livre ouvert, se découvre une écriture à la fois précise et sobre. Une prose qui ne refuse pas, lorsqu’il le faut, l’usage de termes techniques. Se découvrent également des notes de bas de page qui pourraient constituer une bibliothèque (portative) de références sur le sujet.
Mais là n’est pas la principale force de ce livre. Ce qui retient l’attention, c’est, si je puis le formuler ainsi, la façon dont l’auteure lutte contre sa propre stéréotypie; façon de faire qui nous permet de nous identifier à elle.
Des phrases comme «il ne s’agit pas de refuser l’innovation et le progrès», «il ne s’agit pas de rejeter le numérique», «il ne s’agit pas de rejeter la technologie» ponctuent le texte comme des injonctions récurrentes faites à soi-même.
Tout le monde, tant l’auteure que les personnes la lisant, se trouve de facto concerné. Tout le monde chemine sur une sorte de ligne de crête entre refus (pas forcément borné) et acceptation (tout sauf résignée) du numérique.
A ne pas trop s’écarter de cette ligne de crête séparant deux attitudes en apparence si dissemblables, nul doute qu’on ait accès à un point de vue inédit. J’irais même plus loin.
Si l’on veut combattre la schizophrénie du système, celle qui disloque et disrupte, peut-être faut-il savoir jouer ainsi avec notre propre schizophrénie numérique, celle qui nous travaille à nos corps défendants mais qui, paradoxalement, pourrait être la meilleure arme à notre disposition.
Je sais que je ne veux plus de ce numérique-là, mais comment m’en défaire? Je sais que je veux ce numérique-ci, mais comment le faire advenir?
La réponse, ici, se doit d’être dédoublée et, de fait, aucun dispositif machinique ne pourra nous la fournir. Voilà pourquoi il nous faut rester qui nous sommes; humains il est vrai un peu schizophrènes devant l’écran, mais humains avant tout. Toujours prêt·es à «ouvrir de nouvelles possibilités de réflexion et de délibération».
Réapprenant, ensemble, comme nous y intime ce livre, à penser et à vivre en société. Vent debout contre l’actuel «processus de dislocation télétechnologique qui nous disperse en temps réel».
Notes
* Géographe, écrivain et enseignant.