Solidarité

Solifonds souffle sur les braises

Depuis 1983, l’ONG fondée par la gauche suisse apporte un soutien d’urgence à des luttes syndicales ou à des mobilisations communautaires, dans la plus ancienne tradition du mouvement ouvrier.
Solifonds souffle sur les braises
Zaina Issayh et Soumia Benelfatmi Elgarrab étaient en Suisse la semaine dernière pour témoigner de la lutte des cueilleuses de fraises marocaines en Espagne. Un combat mené avec le soutien de l’ONG suisse Solifonds, qui fête ses 40 ans en ce mois de mai 2023. Solifonds
Luttes sociales

L’organisation est modeste mais au combien précieuse! Depuis exactement quarante ans, Solifonds donne des coups de pouce souvent décisifs à des luttes sociales engagées dans des pays du «Sud global», pour reprendre la terminologie maison. Emanation commune de l’Union syndicale suisse (USS), du Parti socialiste (PSS) et d’organisations de solidarité Nord-Sud, la fondation zurichoise est un enfant des «luttes de libération sociale dans le tiers-monde», qui a su évoluer au sein d’une gauche en mutation sans jamais renoncer à l’horizon de fraternité humaine. Nous avons rencontré l’une de ses coordinatrices, la Bâloise Aurora García, ancienne responsable d’Unia pour la migration, en marge d’une soirée anniversaire à Genève (lire ci-dessous).

Quand la gauche suisse crée Solifonds en 1983, elle pratique déjà la solidarité internationale à travers l’œuvre suisse d’entraide ouvrière (OSEO, dont la section monde s’appelle Solidar Suisse). Pourquoi fonder alors une autre ONG?

Aurora García: Solifonds n’est pas qu’une initiative du PSS et de l’USS, elle est une collaboration avec les mouvements de solidarité qui émergent dans ces années-là, tels que la Déclaration de Berne, devenue Public Eye, ou le Centre Europe tiers monde (CETIM). L’objectif de Solifonds est de constituer une caisse qui puisse répondre rapidement à des demandes qui affluent du terrain. Nous apportons un soutien ponctuel dans un contexte de lutte, de grève, de mobilisation, tandis que Solidar Suisse se situe dans une logique de projets de développement à plus long terme ou humanitaire. Solifonds ne reçoit pas d’argent public, contrairement à l’OSEO, et peut dès lors se pencher sur des combats plus politiques.

Peut-on dire que Solifonds est un enfant de la révolution sandiniste? Y a-t-il d’autres luttes emblématiques qui ont marqué ces quarante ans?

La solidarité avec le Nicaragua a contribué à tisser des liens, qui ont conduit à la fondation de Solifonds. Mais je citerais aussi l’Afrique du Sud, et dans un contexte de lutte contre l’apartheid, avec le soutien apporté aux travailleuses de la métallurgie, notre premier projet, ou aux femmes domestiques qui ont fondé un syndicat et obtenu une assurance-accident. Solifonds œuvre aussi de longue date aux côtés du mouvement social de la Colombie. Si, aujourd’hui, il y a un gouvernement de gauche dans ce pays, le mérite en revient à ces organisations populaires. La vice-présidente actuelle Francia Márquez et son mouvement de femmes afrodescendantes sont par exemple dans notre réseau. Pour ce qui est des projets actuels, j’aimerais mentionner le combat des infirmières philippines qui s’organisent malgré des conditions très précaires, ou les communautés rurales du Liberia, qui défendent leurs terres contre les plantations de palmiers à huile.

Comment choisissez-vous les mouvements que vous allez appuyer?

Ce sont les activistes qui viennent vers nous, guidés par le réseau international que nous avons constitué tout au long de ces quarante ans. Ces contacts privilégiés sont régulièrement alimentés par nos associations membres. Ils sont au cœur de Solifonds, car ils permettent des réponses rapides, après expertise du bureau. Nous nous assurons que l’organisation aidée partage les valeurs de la fondation et que son combat entre dans nos priorités: lutte syndicale, féministe, pour la terre, pour la paix et la démocratie, contre l’extractivisme, contre la criminalisation et la répression. En général, notre contribution se limite à l’achat de matériel, à faciliter le transport de militants, des choses comme ça. Lors du dernier exercice, quelque 320 000 francs ont été répartis sur vingt-cinq projets.

Vos critères ont-ils évolué en quatre décennies?

Pas vraiment. Le principal changement est que nous soutenons aussi des mouvements en Europe. Nous avons commencé par des actions dans les pays de l’Est et désormais nous travaillons dans des pays méditerranéens (lire ci-dessous).

«Le mouvement syndical suisse devrait se sentir davantage concerné par ces luttes» Aurora García

Quelles sont vos relations avec le PSS et l’USS? Y a-t-il des influences? Qui paie commande?

Nous sommes indépendants. Nonante pour cent de nos revenus proviennent de dons privés. Les mouvements fondateurs – PSS, USS, Solidar, mais aussi Comité Afrique, Secrétariat d’Amérique centrale, etc. – sont représentés au Conseil de fondation, mais ces organisations ne contribuent que modestement – au prorata de leur taille – au budget de Solifonds. De notre côté, nous essayons en effet d’influencer des élu·es du PSS ou les instances de l’USS pour qu’ils relaient nos préoccupations et celles de nos partenaires, par exemple dans les négociations de libre échange ou lorsqu’une entreprise suisse est concernée par une lutte.

Vous êtes une ancienne syndicaliste d’Unia, quelle est l’importance pour le mouvement ouvrier suisse de soutenir des mouvements sociaux à l’étranger?

La précarisation est un phénomène global et interdépendant. Qu’une ouvrière agricole soit payée 8 euros pour une journée de travail au Maroc permet aux entreprises du sud de l’Espagne de payer les saisonniers marocains moins de 50 euros, et ainsi de suite. A mon sens, le mouvement syndical suisse devrait se sentir davantage concerné par ces luttes. Il le pourrait notamment quand des entreprises suisses sont impliquées. L’injustice et l’exploitation ne pourront être combattues qu’avec une solidarité internationale. Or, j’ai l’impression que cette conscience recule en Suisse. Solifonds est aussi là pour rappeler que l’internationalisme est dans l’ADN du mouvement ouvrier.

Comment voyez-vous évoluer cette solidarité?

Je pense que le soutien contre la répression va devenir crucial. Les mouvements ont toujours moins d’espace. Leur faire parvenir un soutien financier devient difficile, tous les prétextes – comme les lois contre le blanchiment d’argent ou le terrorisme – sont bons pour les Etats répressifs. Et ce n’est pas que le cas du Sud global, on le voit en Amérique du Nord avec les sanctions économiques contre Cuba.

Et Solifonds?

Pour nous, le défi est de renouveler notre base de donatrices et de donateurs1> fr.solifonds.ch/companera. Je ne crois pas que les jeunes soient moins solidaires, mais ils l’expriment autrement, de façon plus sectorielle, moins transversale qu’il y a quarante ans. Le Symposium de la solidarité, qui avait réuni 3000 personnes à Berne en 1981, serait inimaginable aujourd’hui. Les droits sociaux étaient alors plus mobilisateurs. Nous voulons leur redonner une place centrale.

Solidarité suisse, espagnole et marocaine dans les fraiseraies d’Huelva

«Grâce à notre nouveau local au centre de la ville, nous pouvons recevoir les travailleuses sans que leur patron ne le sache», se félicite Soumia Benelfatmi Elgarrab. Pour cette ancienne ouvrière agricole, l’invitation aux 40 ans de Solifonds était l’occasion de remercier l’organisation suisse du «cadeau» fait à son syndicat SOC-SAT et en particulier aux cueilleuses de fraises de la région d’Huelva en Espagne. A Zurich puis à Genève, celle qui est désormais employée par le syndicat autonome andalou a témoigné des conditions de précarité rencontrées par les saisonnières marocaines des fraiseraies qui alimentent nos étals de janvier à l’été.

Pendant quatorze ans, Soumia Benelfatmi Elgarrab a connu le quotidien des milliers de femmes engagées en décembre au Maroc pour passer six mois au service d’un agro-exploitant espagnol. Une situation de précarité extrême, puisqu’à l’instar de feu le statut de saisonnier suisse, les patrons d’Huelva décident de qui sera réengagée l’année suivante. Pour ne pas être mises sur liste noire, ce qui les exclurait pendant cinq ans de tout contrat, les cueilleuses endurent des conditions de vie extrêmes, entre habitations délabrées, accès sanitaire déficient, et même parfois harcèlement sexuel, raconte Mme Benelfatmi Elgarrab.

Choisies parmi les communautés paysannes les plus démunies, ces femmes ont en général des enfants à charge, assurance d’un retour au pays après la mission. Venue célibataire à Huelva, la néo-syndicaliste est parvenue à stabiliser son statut et se démène désormais pour ses camarades jornaleras. Il s’agit notamment de s’assurer que le maximum de six heures de travail quotidien est respecté et le salaire journalier de 55 euros versé. Elle les informe également de leurs droits en cas d’accident ou de maladie. Une tâche compliquée, l’accès des fraiseraies lui étant interdit.

Depuis peu, Mme Benelfatmi Elgarrab reçoit pour cela l’aide de la Fédération marocaine nationale du secteur agricole (FNSA), organisation membre de Via Campesina, qui tente de sensibiliser les cueilleuses avant même leur départ. Le syndicat marocain intervient à nouveau à leur retour, en cas de conflit avec l’employeur.

Sa militante Zaina Issayh, invitée elle aussi aux festivités de Solifonds, dénonce avec fermeté la «complicité» du Maroc et de l’Espagne, dont elle qualifie la convention régissant les saisonnières de «traite humaine». «Les travailleuses sont sélectionnées de façon à ce qu’elles ne sachent ni lire ni écrire et ne puissent défendre leurs droits», assure Mme Issayh.

Pour changer la donne, la FNSA s’est rendue en Andalousie auprès du SAT-SOC, et tente également de faire pression sur les autorités marocaines. Sans se faire d’illusion: «Le Maroc ne s’intéresse pas à ses paysans, le modèle qu’il implante est le même que celui d’Andalousie. Il a pour seul but de faire rentrer des devises et de rembourser la dette», analyse Zaina Issayh.

Un modèle industriel qui a des conséquences pour l’ensemble de la population, par exemple en épuisant les ressources hydriques, ou en diffusant des intrants toxiques. «Personnellement, je ne consomme jamais de fraises avant avril! Dans la fraiseraie, j’étouffais et j’avais des démangeaisons à cause des produits chimiques qui étaient appliqués avant ces dates», témoigne Soumia Benelfatmi Elgarrab.

La syndicaliste estime pourtant que la lutte commence à payer: «Nous avons obtenu que des femmes soient autorisées à changer de patron, ainsi que le salaire minimum. Même s’il n’est pas toujours respecté, c’est déjà beaucoup», s’exclame-t-elle. Et de relever également que la pression des syndicats a quelque peu réveiller l’inspection du travail.

Sous l’impulsion de Solifonds, une rencontre entre le SOC-SAT et des représentants du gouvernement de Madrid, tenu par la gauche, a pu être organisée le mois dernier. «Ils nous ont donné leur email et nous ont dit de les contacter en cas de besoin», sourit Soumia Benelfatmi Elgarrab.

La syndicaliste sait pourtant le chemin qu’il reste à parcourir. Pour elle, l’accès à la sécurité sociale espagnole est aujourd’hui une priorité absolue, avec le logement salubre et le respect. «Etre payé en dessous des barèmes, c’est frustrant mais on s’y résigne. Par contre, il est impossible de vivre dignement si l’on ne peut se soigner, que l’on dort dans une maison qui prend l’eau, et que l’on se fait insulter au travail.» BPZ


Le contenu de cette page est réalisé par la rédaction du Courrier. Il n’engage que sa responsabilité. Dans sa politique d’information, la Fédération genevoise de coopération (FGC) soutient la publication d’articles pluriels à travers des fonds attribués par la Ville de Genève.

Notes[+]

International Solidarité Benito Perez Luttes sociales

Connexion