Chroniques

Urbanités chiennes

Vivre sa ville

Le mois dernier, un loup s’est montré à Genève. Au moins quinze mille ans plus tôt, à différents endroits de la Terre, une relation ambiguë se tisse; entre chasse au grand méchant loup et domestication du meilleur ami de l’humanité.

Bien avant d’autres espèces, le chien vient répondre aux besoins croissants de l’être humain qui, derrière ses remparts, devient maître. Entre compagnie et travail, la sélection canine opère jusqu’à atteindre la variabilité morphologique et fonctionnelle qu’on connaît aujourd’hui. Punks ou policiers, guides, gardiens, logés ou à la rue, la société forme des chiens conformes à leurs maîtres, qui nous ressemblent. Des scientifiques observent même des modifications similaires de gènes impliqués dans la digestion. Etres humains et canins partagent de mêmes festins et un unique destin urbain.

Comme dans le film Amours chiennes d’Alejandro González Iñárritu (2000), les chiens vivent nos violences et reflètent nos «urbanités»; entendons par-là nos manières typiquement urbaines d’occuper du temps et de l’espace. Dans la Rome antique, l’urbanité qualifie les comportements civilisés de la Cité, par opposition aux provinces jugées plus sauvages. Si ce sens commun court toujours, les sciences sociales ont fait de l’urbanité une notion relative et fourre-tout, tout aussi hégémonique que la réalité qu’elle entend décrire. Car la ville n’épargne (presque) aucun recoin de la planète.

A l’alpage, des chiens conduisent et défendent les troupeaux, très efficacement d’ailleurs, contre les prédateurs comme le loup, mais aussi les adeptes de randonnées et de sports en montagne. Une bergère me confiait les difficultés croissantes à pratiquer son métier à distance des flux de touristes, toujours plus envahissants et problématiques pour sa chienne et les moutons. Un autre berger, outré, rapportait l’injonction nouvelle qu’il avait reçue de nettoyer les excréments des bêtes. Sur les sentiers, le caca fait désordre. Un geste cosmétique s’ajoute ainsi à son cahier des charges.

L’émergence de ce genre de politique de la merde apparaît comme un énième indice de l’extension du domaine de l’urbain. L’expression familière d’un temps sombre où l’on ne perçoit plus (ou pas encore) la différence «entre chiens et loups» trouve ainsi un sens spatial, révélant un territoire où pratiques pastorales et touristiques entrent en friction. Je ne suis pas bio ou éthologiste. Mais dans l’indiscipline et le temps long des espaces entre espèces, s’écrivent et se lisent les fictions de nos viles urbanités.

Dans sa quête de confort et de sécurité, la ville incarne bien une sécession: ce moment où les maîtres humains et leurs domestiques s’éloignent des écosystèmes et cessent de se penser animaux parmi les autres. Il n’y a que notre espèce pour assigner les dix millions d’autres à la case nature. Dans sa tendance à nous couper du vivant, l’esprit de la ville capitaliste est ainsi, par essence, anti-écologique.

Et si l’homme est un loup pour l’homme, un autre loup que celui de Wall Street est-il possible pour l’humanité? Le Petit Prince, qui ne régna pas et philosophe avec un renard, nous parle d’apprivoisement. Sans réduire à l’état de menace ou de produit, s’apprivoiser signifie «créer des liens» pour St-Exupéry. Ni ami ou ennemi, dans une compréhension et un respect mutuel des territoires partagés, sans chien, ni maître.

En Amérique du Nord, le loup fait partie de la vie politique iroquoise. Lors des assemblées, on parle en son nom. Les premières nations défendent ainsi des intérêts communs, en étroite cohabitation avec le vivant voisinage dont leur survie dépend. Ici et maintenant, un pétrolier tient les rênes du Département fédéral de l’environnement tandis qu’un banquier, incapable d’écouter la rue qui gronde, préside les terres d’à-côté. Le loup dans la bergerie n’est certainement pas celui photographié à Choulex le 21 avril dernier. Si le spécimen ne constitue pas une menace selon les autorités, son retour devrait nous interroger sur la nature des liens à cultiver avec le loup et, bien plus largement, avec les mondes sauvages qui survivent dehors et au-dedans de nous. Le vivant est aux abois et le capital passe, étouffant nos communes sensibilités… Chienne de ville!

Lucien Delley est sociologue, LaSUR Laboratoire de sociologie urbaine, EPFL

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mardi 19 juillet 2022

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