«Une autre Italie, anti-xénophobe, existe»
Le 26 février à l’aube, un naufrage provoquait des dizaines de morts sur les côtes de Calabre, au large du village de Cutro, dans la province de Crotone. Le bateau s’est brisé sur des rochers à quelques centaines de mètres de la plage de Steccato. La mer était agitée, des vagues de deux mètres ont eu raison de l’embarcation qui transportait 180 à 250 migrant·es. Sur la plage, un amas de bouts de bois, de la ferraille. Et des corps de femmes, d’hommes, d’enfants, enveloppés de draps blancs.
Les gardes-côtes calabrais ne sont pas intervenus: ils n’en avaient pas reçu l’ordre et ont respecté le protocole. Sous-estimant vraisemblablement les informations fournies la veille au soir par Frontex (l’agence européenne de surveillance des frontières) qui avait repéré un bateau «en forte surcharge de passagers», la centrale de la Gardia Costiera italienne, à Rome, a jugé qu’«il n’y avait pas d’éléments imputables au phénomène migratoire». Excluant ainsi la pratique de sauvetage obligatoire, selon laquelle tout bateau de migrant·es est immédiatement à considérer en détresse, car surpeuplé et inadapté à la traversée. A Crotone, c’est la Guardia di Finanza, la police douanière – chargée entre autres d’empêcher l’arrivée de migrant·es illégaux, mais sans le mandat ni l’équipement pour effectuer des sauvetages – qui a été dépêchée, avant de faire demi-tour en raison de la météo. Les secours ne seront déclenchés qu’à 4h30 le 26 février – six heures après le repérage du bateau. Le parquet de Crotone a ouvert une enquête sur les circonstances du naufrage.
Depuis, le bilan provisoire n’a fait que s’alourdir, passant de 74 à 80, puis 86 victimes. La mer continue de restituer des corps sans vie et plusieurs dizaines de naufragé·es sont encore porté·es disparu·es. Des familles – afghanes notamment – sont arrivées en Calabre depuis le nord de l’Italie, l’Allemagne et d’autres pays européens. A la recherche de parents, d’enfants, de frères ou de sœurs, d’oncles ou de tantes, dans l’espoir de les trouver au centre d’accueil où ont été regroupé·es les rescapé·es, ou au moins de pouvoir se recueillir sur un cercueil. Et des centaines de personnes ont déambulé sur la plage de Steccato, les yeux rivés sur une mer devenue le cimetière de leurs proches, comme de dizaines de milliers d’autres migrant·es.
Deux Italies face à face
Le gouvernement italien d’extrême droite, dirigé par la première ministre postfasciste Giorgia Meloni, a d’entrée de jeu décrété la guerre aux scafisti (passeurs), désignant les trafiquants et réseaux organisateurs de traversées comme les seuls et uniques responsables de la tragédie. Sans analyse du contexte ayant conduit au drame, ni questionnement relatif à la non-intervention des garde-côtes calabrais – qui avaient pourtant vu le bateau arriver. Certains politicien·nes n’ont rien trouvé de mieux qu’attribuer la responsabilité du naufrage aux migrant·es eux-mêmes. La palme de l’arrogance revient au ministre de l’Intérieur, Matteo Piantedosi, qui a déclaré: «Ils devraient réfléchir avant de monter sur ces bateaux. Quels parents sont-ils pour prendre de telles responsabilités!»
Onze jours après le drame, ces mêmes autorités – à l’exception du président de la République Sergio Mattarella venu immédiatement sur place pour exprimer ses condoléances aux familles des victimes – ont participé à une pitoyable mise en scène et atteint les plus hauts degrés du cynisme politique en se rendant à un Conseil des ministres convoqué à Cutro par Giorgia Meloni. Mais là, pas question d’aller déposer une fleur en mémoire des victimes, d’exprimer sa sympathie aux familles ou aux rescapé·es; pas une minute non plus pour serrer la main des secouristes, plongeurs, bénévoles, pompiers ou agents sanitaires engagé·es dans l’accueil aux familles.
La seule proposition du gouvernement – politique intérieure et promesses électorales obligent – fut l’annonce d’un durcissement de la lutte contre les réseaux de trafiquants et un alourdissement des peines encourues. Comme si les causes des migrations et des naufrages pouvaient uniquement se confronter aux moyens mis dans la répression. Pas un mot en revanche sur les carences des secours. Pas la moindre trace d’un projet de gestion des flux migratoires qui mettrait au premier plan la dignité et la sécurité de l’être humain, le respect du désir d’une vie meilleure, loin des guerres, du dénuement ou des persécutions. C’est pourtant à quoi le gouvernement italien, de concert ses homologues européens, devrait travailler, au lieu de se positionner en fer de lance de la lutte contre l’immigration illégale.
Mais une autre Italie existe. Face à l’insensibilité et à la cruauté d’un gouvernement incapable d’assumer ses responsabilités – ou tout au moins reconnaître la faillite de sa politique migratoire – il y a eu un sursaut d’humanité de la population calabraise et d’une partie de l’opinion publique italienne. Il s’est d’abord manifesté via le soutien et l’accompagnement des familles de victimes et des rescapé·es. Des dizaines de familles de Cutro et de Crotone ont amené nourriture et habits dans les centres d’accueil montés à toute vitesse, ou ont ouvert leurs portes aux proches des victimes venu·es de loin. Par leur participation, ces gens du sud de l’Italie, eux-mêmes frappés par de grosses difficultés économiques et abandonnés par l’Etat italien, ont su montrer la voie de la solidarité.
Elles et ils ont aussi exprimé leur colère. A l’arrivée des ministres et de la présidente du Conseil dans un cortège de voitures blindées protégées par les forces de l’ordre, des dizaines de personnes les ont accueillis par des sifflements, des lancers de peluches, des linges blancs exposés aux fenêtres, des banderoles où il était inscrit «non nel nostro nome, la Calabria ha il cuore grande» (pas en notre nom, la Calabre a un grand cœur). Une solidarité et une résistance encore présentes lors de la manifestation nationale qui s’est tenue à Cutro le 11 mars, et qui a réuni 10 000 personnes sur la plage de Steccato dans le silence et la gravité. Il y a eu bien sûr des discours politiques, mais surtout l’expression de la honte (la vergogna) et la conviction de ne pas se sentir représenté·es par un gouvernement incapable d’empathie. Une envie, aussi, de montrer qu’il existe une autre Italie, accueillante et solidaire, respectueuse des droits humains.
Revenir à l’esprit de Mare Nostrum
«On ne peut pas en rester là!», comme l’ont rappelé plusieurs voix lors de la manifestation en hommage aux victimes. Outre l’émotion qu’elle suscite, la tragédie de Cutro jette une lumière crue sur les politiques migratoires et la nécessité de les remettre en cause. En rappelant tout d’abord que le droit de migrer est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Vivre une vie meilleure, retrouver sa famille, se loger et manger à sa faim, accéder à une formation ou à une scolarisation font partie des droits humains universels.
Le drame de Cutro est aussi le fruit des décennies de politiques migratoires, en Italie comme partout en Europe, Suisse comprise, vouées à repousser les migrant·es en favorisant, organisant et finançant des centres de détention – en Libye surtout – ou en marchandant avec la Turquie pour qu’elle les retienne sur son sol. Ces politiques tendent de plus en plus à criminaliser la solidarité, notamment les opérations de sauvetage en mer menées par des ONG. Les récentes décisions du gouvernement italien s’inscrivent pleinement dans cette veine. Entré en vigueur en février dernier, le controversé «décret ONG» interdit les opérations de secours simultanées. Les navires humanitaires doivent désormais demander un port de débarquement après chaque sauvetage et s’y diriger immédiatement sans porter assistance à d’autres migrant·es en détresse. Ce décret prévoit des sanctions (10 000 à 50 000 euros d’amende, deux mois de prison et une éventuelle confiscation du navire) pour les capitaines qui ne le respecteraient pas.
C’est là un pas supplémentaire dans la criminalisation de la solidarité, qui n’est plus conçue comme un acte d’humanité, un devoir moral et une règle coutumière du droit international de la mer, mais comme un délit et un risque pour l’ordre public. Quand la déshumanisation, la perte de sens moral, l’indifférence aux drames humains deviennent des politiques migratoires, elles s’en trouvent légitimées. Il en résulte un assentiment aux discriminations, au racisme et, en dernier lieu, l’acceptation des dizaines de milliers de morts en mer comme une normalité.
Tout comme les habitant·es de Cutro et de Crotone, nous ne pouvons accepter cette normalité. La marche silencieuse du 11 mars est en train de donner naissance à un sursaut démocratique et citoyen en Italie. Les associations solidaires, les ONG, les syndicats, les partis de l’opposition, la population et les regroupements locaux calabrais exigent la fin des drames en mer et un traitement prioritaire de la refonte des politiques de sauvetage, au-delà des déclarations d’intentions. Ils demandent l’établissement de protocoles permettant de sauver des vies avant toute autre considération, des responsabilités bien définies concernant les interventions, des coordinations entre les différentes institutions (gardes-côtes, police douanière, autorités portuaires, Ministère de l’intérieur) et la mise sur pied de procédures d’urgence. L’annonce, moins de deux semaines après le naufrage de Cutro, du sauvetage de quelque 1300 personnes en une seule journée par les gardes-côtes et la marine italienne, alors qu’elles se trouvaient à bord d’embarcations surchargées en Méditerranée centrale, montre que cela est possible, et qu’une telle tragédie aurait pu être évitée.
Des canaux humanitaires. Avant l’élargissement du mandat et des moyens de l’agence Frontex, les autorités italiennes avaient, à la suite d’un naufrage similaire à Lampedusa (384 morts en 2013), mis sur pied l’opération «Mare Nostrum». Contrairement à Frontex, dévolue à la protection des frontières européennes en repoussant les migrants sur terre et sur mer vers leurs pays d’origine, la mission de Mare Nostrum consistait à sauver des vies, repérer les personnes en détresse et leur porter secours. Des bateaux de la marine italienne sillonnaient à cette époque le canal de Sicile pour des missions de recherche et de sauvetage.
Mais cette démarche n’a pas duré longtemps, les autorités italiennes de l’époque (gouvernement de Matteo Renzi, de centre-gauche) succombant aux pressions internes et européennes. De l’avis des opposants à Mare Nostrum, les missions de sauvetage, en rendant les parcours migratoires plus sécurisés, suscitaient un «appel d’air» favorisant un nombre plus grand de traversées. Ces mêmes partis d’opposition appelaient les navires des ONG «taxis des mers». Des accusations infondées, puisqu’on sait pertinemment que ce n’est pas le degré de sécurité en mer qui incite les migrants à partir, mais leurs conditions de vie, la guerre, la misère, la famine et les persécutions commises par des régimes autoritaires (Iran, Afghanistan, Irak, pour ne citer que ceux-là).
Il faut revenir à l’esprit de Mare Nostrum, même si les flux migratoires se sont intensifiés. En initiant la création de canaux sécurisés permettant aux migrant·es de voyager sans crainte sur mer comme sur terre, loin des agissements criminels des trafiquants et des organisations mafieuses. Il est du devoir des Etats d’organiser ces canaux humanitaires, de permettre aux migrant·es d’arriver légalement et d’être accueilli·es. C’est la seule manière de gérer les flux migratoires. C’est la seule manière d’arrêter ces massacres. Mai più! Jamais plus. FTo
* Militant pour le droit des migrant·es.
Sources: Il Manifesto, La Repubblica, Il Fatto quotidiano.