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Climat: jusqu’à Strasbourg

Avec trois autres plaignantes, Marie-Eve Volkoff attaque la Suisse à la Cour européenne des droits de l’homme. Elles l’accusent d’atteindre à leur santé par son inaction climatique.
Climat: jusqu’à Strasbourg
Jusqu’à l’année dernière, Marie-Eve Volkoff a participé à l’essentiel des marches pour le climat. Depuis toujours, elle se préoccupe de la protection de la nature. JPDS
Climat

Dans son modeste appartement au cœur de Genève, Marie-Eve Volkoff, 85 ans, se prête de bonne grâce au jeu du photographe. «Rien que le fait que vous soyez ici aujourd’hui montre que les choses bougent», affirme-t-elle. Dans quelques semaines, elle pourrait bien faire trembler la Suisse. Depuis 2016, elle livre, avec l’Association des aînées pour la protection du climat, un combat acharné pour faire reconnaître l’impact de l’inaction climatique de la Confédération sur sa santé. Jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, où les femmes qui ont porté plainte seront auditionnées le 29 mars prochain. La plainte sera directement jugée par la Grande chambre, un procédé réservé aux affaires exceptionnelles.

Dans le salon de Marie-Eve Volkoff, des tulipes égaient la table basse. Au mur, la photo d’un phare en pleine tempête, qui résiste à l’assaut des vagues. Comment se nomme-t-il? Elle réfléchit un instant. «Le phare de la Vieille à la Pointe du Raz, comment ai-je pu oublier!» rit l’octogénaire, qui a eu un coup de foudre pour la Bretagne. Pour le Finistère particulièrement, avec ses côtes sauvages préservées du tourisme. La Genevoise, Parisienne d’origine, est une battante, qui s’exprime dans un style franc et direct. Révoltée par l’injustice, elle a toujours agi, pour elle et pour les autres. «J’ai le genre de foutu caractère qui paie. Ce qui me plaît, c’est quand les petits pots de terre rassemblés contraignent un gros pot de fer à reculer.» On imagine les pots. Ou des petits poissons, qui, ensemble, font reculer le requin.

Inertie du gouvernement

C’est en lisant un article du Courrier, dont une amie lui avait parlé, qu’elle apprend l’existence des Aînées pour la protection du climat. L’association utilise l’action en justice pour lutter contre l’inertie du gouvernement en matière de lutte contre le dérèglement climatique. «Cela m’a particulièrement plu que ce soit porté par des femmes. Entre femmes, nous parlons la même langue et nous allons plus loin», affirme-t-elle. Assez naturellement, elle a accepté de faire partie des quatre aînées, une pour chaque région linguistique, qui ont porté plainte personnellement. En parallèle, l’association, qui réunit aujourd’hui plus de 2000 femmes âgées de plus de 65 ans, a également porté plainte collectivement.

Les aînées ont été successivement déboutées, du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, alors sous la houlette de Doris Leuthard, jusqu’au Tribunal fédéral. «Lorsque nous avons voté en assemblée générale pour poursuivre jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, cela m’a boostée! Nous avons reçu rapidement une lettre très aimable de Strasbourg. On m’a alors demandé un rapport sur mon état de santé. Ma cardiologue l’a rédigé, en confirmant les effets indiscutables de la chaleur.» Marie-Eve Volkoff regrette de ne pas pouvoir être présente, le 29 mars prochain devant la Cour, sa santé étant devenue trop fragile.

«Ce qui me plaît, c’est quand les petits pots de terre rassemblés contraignent un gros pot de fer à reculer» Marie-Eve Volkoff

Ses problèmes cardiaques ont débuté à l’orée de sa soixantaine. Elle vivait alors une partie de l’année en Asie du Sud-Est. «Je ne pouvais plus y aller pendant les mois chauds», se souvient-elle. En Europe aussi, le réchauffement s’est intensifié, la condamnant à passer plusieurs heures par jour confinée chez elle avec un climatiseur. «Le plus petit appareil possible pour une écolo», précise-t-elle. Lorsque la température grimpe entre 25 et 30 degrés, sa tension chute, parfois jusqu’au malaise. «La pollution couplée à la chaleur, c’est une catastrophe. L’été est abominable. Moi qui adore le cinéma et le théâtre et les activités de plein air, je suis cloîtrée à la maison. Heureusement que mes proches et ma famille me soutiennent!»

Pionnière et indépendante

Jusqu’à l’année dernière, la retraitée a participé à l’essentiel des marches pour le climat. Depuis toujours, elle se préoccupe de la protection de la nature. Elle garde encore de vagues souvenirs de manifestations, lorsqu’elle était étudiante à la Sorbonne, dans les années 50. Arrivée en Suisse à l’âge de 20 ans, par amour pour un Genevois, elle a rapidement fondé une famille tout en poursuivant des études. De formation universitaire, elle a exercé divers métiers dans le domaine médical et social, et s’est engagée dans des activités militantes, souvent parmi les pionnières. La Genevoise d’adoption a notamment participé à la création en 1978 du dispensaire des femmes de Genève, centre de santé féministe. «C’était une aventure extraordinaire. Nous apprenions l’auto-examen gynécologique, les bases de la contraception, etc.», s’anime-t-elle. Elle n’a pour autant jamais voulu adhérer à un parti politique, par souci d’indépendance.

Son appartement regorge de nombreux souvenirs de voyage. A l’âge de la retraite, elle est partie pendant sept ans entre la Thaïlande, le Laos et le Cambodge, pour enseigner le français et l’anglais, avec des allers-retours à Genève. Ayant dû renoncer à l’Asie du Sud Est pour raisons climatiques, Marie-Eve Volkoff s’est alors formée à la sensibilisation des étudiant·es en médecine à la relation entre médecins et malades. «Cela m’a permis de garder l’esprit ouvert et intéressé. En octobre, j’ai décidé d’arrêter. J’étais trop fatiguée.» Impossible pour elle de rester inactive. Alors, elle donne encore des cours de français à une mère de famille érythréenne réfugiée.

Ce que la Cour européenne des droits de l’homme décidera, elle l’ignore et ne veut pas se réjouir trop vite. Mais elle sait que son combat est juste. «A cause d’un manque de rapidité des gouvernements, il y a aujourd’hui le feu à la maison. Quelques vies en plus ou en moins, ça ne compte pas?» s’indigne-t-elle. Pas question, donc, de «rester à la maison à tricoter». «Ce que je souhaite, c’est garder jusqu’au bout ma capacité à me révolter. Et tant que je pourrai convaincre d’autres personnes de se mobiliser, je le ferai»,conclut-elle.

«Les conséquences peuvent être énormes»

Les Aînées pour la protection du climat accusent le gouvernement suisse de violer leur droit à la vie et à la santé, en omettant de lutter contre le réchauffement climatique. La Cour européenne des droits de l’homme se prononcera pour la première fois sur une telle affaire. Le point avec Raphaël Mahaim, l’un des cinq avocat·es engagé·es.

Pourquoi les plaignantes considèrent-elles que la Suisse a manqué de les protéger?

Jusqu’à StrasbourgRaphaël Mahaim: Pour des raisons physiologiques, les femmes âgées souffrent davantage du dérèglement climatique. Cela a été documenté. Les aînées demandent que la Suisse fasse sa part pour limiter le réchauffement. Non seulement elle ne le fait pas, mais en plus elle ne prend pas non plus en compte les risques particuliers que courent ces femmes. En rejetant la requête des plaignantes, la Confédération et les tribunaux suisses ont estimé qu’elles n’avaient pas la qualité de victime, parce qu’elles ne sont pas plus concernées que d’autres qui souffrent du réchauffement. C’est absurde.

L’affaire portée devant la Cour européenne des droits de l’homme a été transmise à la Grande chambre. Comment l’interprétez-vous ?

Depuis le recours à la CEDH, il y a eu deux moment spectaculaires. Début 2021, l’affaire a été jugée prioritaire. Réservé aux affaires urgentes, ce traitement a accéléré le processus. Puis la Cour a décidé que l’affaire serait traitée directement par la Grande chambre, qui est normalement la voie de recours. Sur des dizaines de milliers d’affaires, seules quelques-unes sont déférées directement à la Grand chambre, où se prononcent dix-sept juges. Ces deux signaux montrent que le cas est pris très au sérieux. C’est logique parce que c’est la première fois que la Cour se prononcera sur la responsabilité d’un Etat sur les conséquences du réchauffement climatique en lien avec les droits humains.

Elle sera traitée en même temps qu’une autre affaire, où l’Etat français est attaquée pour son inaction climatique.

Oui, et une troisième affaire concernant le dérèglement climatique a été déférée à la Grande chambre. Il s’agit de six jeunes Portugais, qui attaquent trente-trois Etats du Conseil de l’Europe pour inaction climatique. Celle-ci sera examinée à l’automne. Dans le cas de l’affaire française, où un ancien maire d’une commune se plaint de l’insuffisance de la France en matière de lutte contre le réchauffement climatique, la Cour examinera uniquement la qualité pour agir et pas la requête sur le fond. Notre affaire est celle qui semble poser les questions les plus fondamentales pour l’avenir de la justice climatique.

Quelles conséquences en cas de succès? Et quid en cas d’échec?

Les conséquences sont difficiles à anticiper. Cela dépend si la Cour examine la requête sur le fond ou si elle renvoie l’affaire à la justice suisse. Comme elle a suspendu toutes les procédures concernant la même thématique dans l’attente des premiers jugements de principe, nous avons l’espoir qu’elle se prononce sur le fond. La Suisse serait tenue de mettre en œuvre l’arrêt et cela ferait jurisprudence dans tous les Etats du Conseil de l’Europe. Si l’on gagne, les conséquences peuvent être énormes. Et si l’on nous met en échec sur le fond, ce serait une régression impensable. Cela me semble être un recul incompatible avec l’évolution actuelle de la jurisprudence. SDT

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