Prévenir la dépression, c’est possible
Quels sont les types de dépressions connus? En quoi consistent les traitements actuels? Où en est la recherche sur le sujet? Marcus Rosenhagen-Lapoirie, psychiatre et psychothérapeute, médecin associé à l’Hôpital de Prangins (CHUV), répond à la revue Diagonales.
Depuis quand parle-t-on de dépression?
Marcus Rosenhagen-Lapoirie: La description des états dépressifs existe depuis l’Antiquité. Hippocrate parle de l’action de la «bile noire», d’où il forge le terme de «mélancolie». Galien et Avicenne, après lui, évoquent sous ce terme l’anxiété, la tristesse, l’abattement, en incluant parfois aussi les délusions 1> Altération de la réalité (illusion, croyance) que la confrontation avec les faits ne peut dissoudre. et les obsessions. Au Moyen Age, les Pères de l’Eglise parlaient d’«acédie», caractérisée par une léthargie et une baisse du moral en lien avec l’isolement de la vie monacale. Et au XVIIe siècle apparaît le travail séminal du scientifique anglais Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, dans lequel il expose de nombreuses théories ainsi que son expérience personnelle. Au XIXe siècle, la dépression – le terme devient dominant avec Kraepelin –, jusque-là considérée comme l’effet secondaire du travail intellectuel et créatif des hommes, devient l’apanage du «sexe faible». Après la Seconde Guerre mondiale, le psychiatre Kurt Schneider commence une classification systématique de la dépression. Les premiers traitements médicamenteux, quant à eux, sont utilisés dès la fin des années 1950.
Aujourd’hui, on observe une forte prévalence de la dépression dans les pays à revenu moyen-élevé. Elle est associée à un risque accru de suicides, qui varie à travers le monde. Au Japon, par exemple, le taux est élevé; il s’explique, entre autres, par des raisons sociales et culturelles. En Europe et en Suisse, en particulier, le taux de suicides liés à un trouble dépressif s’est abaissé au cours de ces dernières années, sans que nous en ayons une explication claire.
Quels sont les types de dépressions connus?
Selon sa sévérité, la dépression peut être légère, moyenne ou sévère. Cette dernière pouvant se manifester avec des tendances psychotiques, des ruminations très importantes, des délires, des idées de persécution, etc. On parle de dépression chronique si elle dure plus de deux ans. La dépression atypique, quant à elle, se manifeste par une hyperfatigue chronique, un sommeil prolongé entre 14 et 16 heures par jour, une prise de poids, une lenteur des pensées et du langage. On parle aussi de trouble dépressif saisonnier (SAD, seasonal affective disorder).
Hormis un pic dans la tranche d’âge de 20-25 ans, et ensuite plus tard, autour de 70-80 ans, majoritairement chez les femmes, les cas de dépression seule sont rares. Celle-ci est souvent accompagnée de comorbidités 2> La comorbidité psychiatrique est plutôt la règle que l’exception dans la dépression: 60% à 70% des patients déprimés présentent au moins une comorbidité psychiatrique, et 30% à 40%, au moins deux. Il s’agit de troubles anxieux, de troubles de la personnalité ou d’addictions (alcool, médicaments ou drogues). La maladie bipolaire, les affections associées au stress post-traumatique, les troubles de l’alimentation ou la schizophrénie peuvent également entraîner un épisode dépressif. ou déclenchée par des facteurs somatiques, comme c’est le cas après un infarctus ou un post-partum, ou encore associée à d’autres troubles, comme des troubles anxieux dans environ 30% des cas, ou à la dépendance à des substances prises en guise d’automédication.
Quel est le rapport entre burn-out et dépression?
Pour les deux maladies, il s’agit d’une souffrance considérable pour le sujet. Les tableaux cliniques se ressemblent beaucoup, avec fatigabilité, épuisement, baisse de moral et manque d’énergie. Avec le burn-out, ces deux derniers symptômes surviennent le soir; plutôt le matin avec la dépression. Le burn-out est souvent lié à des facteurs externes identifiables, des «stresseurs» importants au niveau personnel et/ou professionnel, alors que la dépression peut se déclarer sans facteur déclencheur.
Si le burn-out n’est pas pris en charge et si la personne continue à être confrontée aux facteurs externes le provoquant, il peut aboutir à une dépression, à condition que les symptômes durent plus longtemps que deux semaines. Le burn-out ne figure pas (encore) dans les classifications internationales des maladies psychiques, alors que c’est le cas pour la dépression. Dans le traitement du burn-out, la psychothérapie et notamment les approches cognitivo-comportementales donnent les meilleurs résultats, permettant un soulagement rapide. Pour la dépression, selon sa sévérité, la psychothérapie peut être combinée avec une médication, ce qui donne de meilleurs résultats. Il faut savoir que la psychothérapie peut amener un soulagement rapide, grâce au lien, et que les effets thérapeutiques des antidépresseurs se font sentir au minimum trois semaines après le début de leur administration.
Quels sont les traitements médicamenteux disponibles aujourd’hui?
Les différentes familles d’antidépresseurs ciblent des neurotransmetteurs différents. Ces médicaments ne provoquent pas d’accoutumance ni de changement de la personnalité. Ils ont peu d’effets secondaires. Ils agissent sur l’humeur qu’ils améliorent et sur les angoisses; ils peuvent de plus être arrêtés rapidement sans effets de sevrage. Pour éviter des rechutes, il faut continuer la prise de ces médicaments entre neuf et douze mois après le début d’une amélioration.
La plupart de ces médicaments ont été découverts de manière fortuite, grâce à l’observation et à l’écoute des patients. Dans les années 1950 ont été développés les antidépresseurs tricycliques, après les sérotoninergiques, et ensuite, ceux qui ciblent le système dopaminergique. Aujourd’hui, c’est plutôt le système glutamatergique qui est ciblé, avec la kétamine. D’abord développé comme analgésique, beaucoup utilisé pendant la guerre du Vietnam, ce médicament a montré, à faibles doses, un effet antidépresseur très rapide, en seulement quelques heures. Dans les cas de dépressions résistantes, il est utilisé en complément aux antidépresseurs classiques.
«Il est important de miser sur la prévention dans le milieu scolaire et sur la sensibilisation à travers la société en général»
Marcus Rosenhagen-Lapoirie
Et les traitements alternatifs?
Il existe des traitements interventionnels, parmi lesquels l’électroconvulsivothérapie (thérapie par électrochocs), qui est très efficace et comporte peu d’effets secondaires, applicable aussi chez la femme enceinte et chez des patients très âgés. Elle est utilisée typiquement après l’échec de deux tentatives médicamenteuses classiques.
D’autres options sont la kétamine 3> La kétamine est une substance médicamenteuse dont l’efficacité est très rapide grâce à un mécanisme d’action différent des traitements usuels. Elle est utilisée comme thérapie alternative ou complémentaire aux traitements médicamenteux classiques, suivant la sévérité des cas. , ou la TMS (stimulation magnétique transcrânienne). Parmi les approches non invasives, on compte de plus en plus l’activité sportive et la luminothérapie. Celle-ci est efficace non seulement pour les troubles dépressifs saisonniers mais aussi pour la dépression en général. Elle peut être utilisée facilement, sans effets secondaires, ou en combinaison avec des médicaments. Son grand avantage est qu’elle peut être utilisée chez soi, par tout le monde, à l’aide d’une lampe spéciale. Ses bienfaits se manifestent au bout de quelques jours seulement et présentent un effet stable, qui améliore notamment les rythmes circadiens et la qualité du sommeil. C’est un traitement très efficace, qui fait du bien et qui reste très accessible. Une autre approche existe aussi, celle des réveils simulant l’aube en produisant une lumière progressive sur quelques minutes et qui remplacent le réveil traditionnel.
Le rôle des vitamines est aussi présent – un manque sévère de vitamine D ou de fer ainsi que l’hypothyroïdie sont associés à la dépression. D’où l’importance de contrôles réguliers.
Quels sont les phénomènes biologiques de la dépression?
La science place son grand espoir dans la recherche de marqueurs biologiques, qui n’ont toujours pas été détectés, ni dans le sang, ni à l’imagerie, ni dans le liquide céphalo-rachidien. Actuellement, la recherche se concentre sur des combinaisons de plusieurs marqueurs, mais elle n’est pas encore concluante. Différentes pistes génétiques sont explorées, car nous savons qu’une certaine fragilité peut être transmise à ce niveau. Or, les liens de cause à effet ne sont pas simples. D’autres études sont menées sur l’efficacité des antidépresseurs, notamment sur le passage des substances à travers la barrière hémato-encéphalique, avec le test sur le gène ABCB1. A noter que ce test ne devrait être effectué qu’avec précaution et par des spécialistes compétents.
Quels sont vos conseils de prévention?
20% de la population traverse une fois dans sa vie un épisode dépressif. Dès lors, la prévention joue un rôle primordial. Elle est multifactorielle, basée sur une vie saine – une alimentation équilibrée, un rythme circadien bien établi, une activité sportive suffisante. En maîtrisant ces trois paramètres, qui sont généralement connus comme régulateurs de stress, on arrive à bien diminuer le risque de burn-out ou de dépression. Le contact social est aussi un facteur important de prévention, étant donné que l’isolement signifie moins d’échanges, moins de valorisation, moins de soutien et de stabilité dans les moments difficiles.
Dans notre monde numérique, nous ne nous sentons pas isolés, mais la problématique qui se présente actuellement est la surinformation à travers les réseaux sociaux et le fait d’être constamment joignable. Nous sommes inondés par des actualités qui nous mettent dans un état de stress permanent et nous poussent à chercher encore plus d’informations pour reprendre le contrôle. Les jeunes, quant à eux, sont exposés au stress de contrôler constamment leur image, avec une qualité de sommeil détériorée en raison de la consommation d’écrans, notamment le soir et la nuit, ce qui trouble la production de mélatonine. La mélatonine – qui a son pic la nuit et qui disparaît le matin avec la lumière du jour – ne peut pas développer un rythme circadien correct, avec de multiples perturbations au niveau des neurotransmetteurs et une fatigue diurne accrue, un manque de capacité de concentration.
Ces facteurs contribuent beaucoup à la survenue de phases dépressives tôt dans la vie. Il est d’autant plus important de miser sur la prévention dans le milieu scolaire et sur la sensibilisation à travers la société en général.
Notes
*Article paru sous le titre «Un mal qu’il est possible de prévenir» dans Diagonales n° 150, déc. 2022-janv. 2023, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap), www.graap.ch