En finir avec la vitesse
De façon prémonitoire, en 2016, le géographe anglais Tim Cresswell considérait la mobilité à la fois comme «le sang vital de la modernité et le virus qui menace de la détruire». On l’a déjà oublié, mais elle a été au cœur de la crise sanitaire de la Covid-19. C’est précisément au moment où elle a été entravée que l’on a pris pleinement conscience de la place centrale qu’elle occupe dans les modes de vie et les territoires. Tous les motifs de déplacements ont été concernés: travail, affaires, tourisme, relations sociales. Tous les modes de transports ont été touchés: marche, transport collectif, voiture, avion. Toutes les échelles ont été impactées: l’ultra local du quartier, la ville, les déplacements régionaux et nationaux, et naturellement l’échelle internationale des mobilités planétaires.
Les décisions politiques visant à endiguer l’épidémie, d’une radicalité inédite en temps de paix, ont opéré un bouleversement complet des systèmes et des valeurs associés aux déplacements. L’immobilité est désormais prescrite à des populations bercées depuis les années 1930 par les valeurs de la mobilité-liberté et la stigmatisation des casaniers.
Les déplacements rapides, lointains et fréquents auxquels on ne prêtait même plus attention ont été entravés. La dispersion de nos activités sur le territoire n’était plus possible. L’année 2020 a permis d’expérimenter un nouveau régime de vitesses. L’injonction à bouger pour le travail, les études ou les loisirs a été suspendue pour une partie importante de la population. Le domicile est redevenu le lieu de vie principal. Les relations sociales sont d’autant plus perturbées que les ami·es et la famille habitent loin. On pense du coup à déménager pour s’en rapprocher, les visioconférences ne remplaçant décidément pas le rapport présentiel. Le tourisme redevient régional et national.
Le rôle crucial des déplacements rapides dans le déploiement des modes de vie s’est ainsi révélé à toutes et tous. S’il en est ainsi, c’est que dès le XIXe siècle, l’apparition des premières locomotives à vapeur, puis le développement du moteur à explosion ont permis le développement de moyens de transports rapides qui ont multiplié par plus de vingt la vitesse des déplacements, donnant ainsi la possibilité d’effectuer des allers-retours rapides entre des localités autrefois séparées de façon étanche par les distances et qui nécessitaient de déménager pour s’en rapprocher si l’on y trouvait du travail. La mobilité réversible, c’est-à-dire se déplacer vite, loin et souvent et revenir vite à son point de départ est ainsi devenue une pratique centrale des sociétés et un nouveau régime de vitesse s’est établi.
Sortir de l’emprise de la vitesse? En inventant de nouvelles modalités pour vivre au quotidien, une nouvelle organisation des territoires, de nouveaux rythmes de vie
Dès les années 1950 à travers toute l’Europe et plus récemment à l’échelle mondiale, l’aménagement du territoire n’a eu de cesse de favoriser ces mobilités réversibles, produisant une dépendance à l’automobile très forte. Ce phénomène de métropolisation montre ses limites, car les émissions de gaz à effets de serre du système de transport rapide, dominé par la voiture et l’avion, contribuent fortement à la crise climatique et continuent de croitre malgré les politiques engagées à ce jour. Cette vision doit impérativement être dépassée, mais est-il (encore) possible de sortir de l’emprise de la vitesse? Pas si facile, mais possible, en inventant de nouvelles modalités pour vivre au quotidien, une nouvelle organisation des territoires, de nouveaux rythmes de vie.
Face aux énormes défis environnementaux, face au creusement des inégalités et aux phénomènes d’exclusion sociale, face aux risques de fractures entre les individus ou entre les territoires, il est donc nécessaire d’accorder une attention soutenue à l’organisation des transports, mais aussi au sens des déplacements, en se plaçant dans une perspective d’évolution radicale des représentations et des attitudes vis-à-vis de la mobilité.
Il convient en particulier de se souvenir que si la mobilité renvoie à un bien fondamental, c’est celui de la transformation de soi. Se déplacer est une demande dérivée: on se déplace pour gagner de l’argent, se recréer, changer d’air, être supporter d’une équipe de foot, etc. Or il n’y a pas nécessairement besoin d’aller vite et loin pour avoir accès à ces biens, à ces possibilités de se transformer… Tout dépend de la manière dont est organisé le territoire dans lequel on vit et les contraintes que cela induit, et tout dépend aussi de ses aspirations en matière de modes de vie, sans forcément attendre qu’une nouvelle pandémie se charge de régler la question!…
* Sociologue, LaSUR EPFL.